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chose qu’un faible tribut : ceux-ci paient quelquefois, quand leurs chefs sont d’humeur pacifique et ne veulent pas voir s’interrompre leurs relations commerciales avec le bas pays. Si les montagnards font au contraire la sourde oreille et se montrent récalcitrans, il est rare que l’on insiste ; on n’y gagnerait que de voir la plaine désolée par de rapides incursions, et, sur toutes les routes voisines, les passans détroussés, les caravanes arrêtées par de hardis cavaliers armés de la lance et du fusil. Xénophon rapporte que de son temps, tout le long du fleuve Kentritès, qui séparait le pays des Carduques de la satrapie d’Arménie, la rive arménienne, jusqu’à une journée de marche de la frontière, restait inhabitée et déserte ; aucun village n’osait s’établir dans cette zone, dans cette espèce de border que parcouraient sans cesse des bandes de pillards carduques. Les choses se passent encore à peu près de même dans plusieurs provinces de la Perse et de la Turquie que dominent les hauteurs du Kurdistan. Il y a tel village de l’Azerbidjan et du Louristan où on vit dans de perpétuelles alarmes. Le village est fortifié, et des guetteurs, à certaines époques de l’année, surveillent, sans se lasser, la campagne environnante. S’élève-t-il à distance quelque tourbillon de poussière où l’on croit distinguer les vestes rouges et les énormes turbans des cavaliers kurdes, du sommet de quelque tour retentit un signal d’alarme, et aussitôt accourent de toutes parts et rentrent précipitamment les travailleurs dispersés dans les champs ; sur eux se referme la lourde porte de chêne garnie de barres de fer qui clôt l’unique entrée. Quand arrivent enfin les Kurdes, presque tout le monde est à l’abri ; mais il reste toujours quelques enfans ou quelques femmes qui n’ont pu s’enfuir à temps, des troupeaux qui ne se sont point laissé rallier ; il reste des blés mûrs qui attendent la faucille. Les pillards font en toute hâte la moisson de ces champs que d’autres avaient ensemencés. Ils lient en travers de leurs selles de lourdes et traînantes gerbes, puis ils repartent avant le soir pour leurs montagnes, chassant devant eux captifs en pleurs, troupeaux bélans et mugissans.

De pareilles pilleries ne fournissent pas un moyen de subsistance régulier, ne suffisent point à nourrir un peuple. Il arriva de bonne heure aux Kurdes ce qui arrive chez nous aux Auvergnats et aux Savoyards, en Orient aux Maïnotes de la Morée, aux Sfakiotes de la Crète : ils étouffèrent dans leurs montagnes, dont le sol, tout coupé de profonds ravins, tout semé d’âpres rochers, ne livre à la culture qu’un espace très limité. Or chez ces fortes races qui boivent les eaux vives, qui respirent l’air pur des hauts lieux, les familles sont nombreuses, et deviennent bien vite peuplade et tribu. En Occident, où toute la terre est occupée, c’est en partant un à un, comme