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faveur du genre que cette faculté de produire des talens propres à l’interprétation des plus grandes œuvres. L’homme qui a créé le rôle de Jean de Leyde dans le Prophète chanta d’abord la Part du Diable, la Sirène et le Domino noir, et le jeune baryton que le public a pu voir s’exercer galamment dans Joconde chante aujourd’hui Guillaume Tell, Moïse, et passe à bon droit pour le seul chanteur qu’il y ait à l’Académie impériale. Et par contre, lorsque jadis Mme Damoreau, descendant des hauteurs, vint s’établir à l’Opéra-Comique, s’y trouva-t-elle fort dépaysée? L’atmosphère musicale manqua-t-elle à cette voix habituée à se rouler dans les vastes horizons du génie? La même chose se renouvellera demain pour la Patti, s’il est vrai, comme on le raconte, que la jolie reine Mab de Ventadour songe à tenter une escapade du côté de la salle Favart; je dis une escapade, car un pareil oiseau n’est point de ceux qu’on garde en cage bien longtemps, la cage fût-elle d’or et de pierreries. N’importe, le Pardon de Ploërmel chanté en français par la Patti serait un spectacle de rare curiosité pour les délicats et d’immense attraction pour le public. L’idée est de la Patti, tout aussi bien elle aurait pu venir du directeur, assez homme d’esprit pour l’avoir eue; mais, à n’en considérer que la réalisation, mieux vaut qu’elle vienne de la Patti, car de la sorte on peut compter que les exigences de la cantatrice ne dépasseront pas les limites du possible. Quelle bonne fortune pour le monde lorsque dans un de ces tout-puissans cerveaux mignons, où tant de fantaisies se succèdent, il en naît une aussi charmante! Chanter en français à l’Opéra-Comique un chef-d’œuvre de Meyerbeer, voilà certes un caprice de reine qu’il faut savoir gré à Mlle Patti de vouloir se passer, elle qui pourrait tout aussi bien, comme Cléopâtre, s’amuser à faire dissoudre des perles dans du vinaigre.

Ou je me serai mal expliqué, ou l’on aura compris que l’opéra-comique est en somme un genre très sortable et avec lequel, musicalement, on doit compter. De nos jours, Meyerbeer y figure en personne; Rossini, par l’intermédiaire des plus grands maîtres, y marque sa venue, et dans le passé Gluck lui-même, par Méhul, y prend pied. On ignore trop quelle influence profonde exerça l’auteur d’Hyhigénie sur le développement de l’auteur de Joseph et d’Uthal, de Stratonice, d’Une Folie et de l’Irato. « C’est lui, écrit Méhul, c’est ce grand homme qui m’a initié dans la partie philosophique et poétique de l’art musical. » Les braves gens qui s’imaginent que de Richard Wagner date toute idée de l’opéra moderne n’ont qu’à étudier l’œuvre du compositeur de Givet; ils y trouveront en abondance de quoi se renseigner utilement. Jamais en effet nul moins que lui ne mérita le reproche qu’on adresse de notre temps, avec raison, aux spécialistes, de sacrifier à la pompe musicale les conditions les plus élevées du drame, la marche de l’action, la vérité des caractères. Pour donner dans le piège tendu par M. Wagner aux ingénus et aux désœuvrés, il faudrait ne pas connaître une note de Méhul, car de compositeur plus imperturbablement attaché à