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patient ou du triomphant, en tenez-vous compte? On dit que Jean Huss, du haut de son bûcher, s’écria, voyant approcher une vieille femme avec un fagot : Sancta simplicitas! Croyez-vous que l’on soit malheureux avec un tel secret de sérénité et de force d’âme? Je croirais plutôt que ce martyr ne sentit pas les flammes du bûcher, pas plus que le fakir ne sent les roues du char qui l’écrase, mais qui porte son idole. Comment admettre, pour le dire en passant, que ce qui domine le corps à ce point ait simplement la destinée du corps ?

Laissons là l’histoire, direz-vous, et parlons un peu de ce qui se passe sous nos yeux, de ce monde actuel où le bagne n’est que pour le malfaiteur vulgaire et maladroit, où d’ailleurs les intrigans, les roués, les coquins de certaine sorte ont si beau jeu et font si grande figure, où la boue de leur âme se change à vue d’œil en or et en pourpre. — Vous pourriez en dire long sur ce sujet et sur ce ton, sans que j’éprouvasse le besoin de vous interrompre. Toutefois, avant d’abonder dans votre sens et de répéter la malédiction de Brutus, je voudrais voir un peu ces grands vainqueurs, quand, leur journée finie, ils posent le masque et laissent tomber l’effort, la grimace qu’ils ont soutenue en public. Plaignez le miroir où apparaît leur véritable physionomie, où se reflète chaque soir une âme souillée, une vie de bouc et de chacal. Je ne réponds pas de leur insomnie. Ils dormiront peut-être : il n’est pas de remords que la fatigue n’endorme, et celle du rôle qu’ils soutiennent est terrible ; mais il y a des heures lucides. Dieu vous garde du réveil qui les attend, quand chaque matin ils apprennent comme une nouvelle l’infamie qui les a faits riches, grands, qualifiés aux yeux du monde.

Ainsi, pour croire à une autre vie, nous n’avons pas à regarder autour de nous, à considérer les apparences ridicules ou abominables de ce qui se passe, à raisonner enfin et à conclure. Cette perspective est en nous comme un article de foi inné, ou plutôt la chose s’est écrite, s’est empreinte en nous d’elle-même, comme il appartient aux choses qui existent en dehors de nous, mais qui ont des rapports nécessaires avec nous, et qui n’attendent pas, pour se faire connaître, les efforts, les avances de notre esprit.

Il est heureux que cette idée d’une autre vie vienne et se manifeste à nous de la sorte : autrement nous serions fort en peine d’y arriver. Si, au lieu de revivre en vertu d’une loi révélée par un instinct, nous revivons par la volonté d’un Dieu (qu’il s’agit avant tout d’atteindre et de constater par le raisonnement), ce circuit est sinueux, infranchissable peut-être. Ce n’est pas que notre raison n’ait en elle des principes puissans et lumineux; mais la portée absolue de ces principes, ontologique, comme on dit en allemand, est