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ces cantiques,... encore moins comme à la sultane Schérazade : Contez-nous donc une de ces histoires... S’il était capable d’une telle mutilation sur lui-même que de vivre uniquement par le cerveau, je doute qu’il en fût plus grand écrivain, plus grand penseur. La vie ferait défaut à sa plume, le bon sens à ses idées, et ce n’est pas avec lui que vous auriez cette surprise qui ravissait Pascal, trouvant un homme où il attendait un auteur.

Ainsi il ne faut pas effacer et oublier l’homme dans le penseur, mais il ne faut pas non plus oublier l’influence de la pensée sur l’homme qui s’y consacre et qui méprise le reste. Cette considération (celle où je m’arrête décidément) m’est suggérée par un trait bizarre d’Auguste Comte. Quelques amis, Français ou étrangers, Anglais surtout, s’étant réunis pour lui assurer un subside pendant quelques années, Comte exprima l’espoir, l’intention de le toucher d’une manière permanente. Ce trait, je le répète, est singulier; mais je ne l’en blâme nullement, pas plus que je ne blâme tel illustre personnage de notre temps qui fait au public les confidences les plus désespérées. Que voulez-vous? Ce qu’il demande, il l’a toujours méprisé; il le demande sans plus de façon qu’il n’en mettait à le répandre, à le donner, pour dire la chose par son nom. Voltaire a bien senti dans un de ses héros cette grandeur qui ne se dégrade pas là où s’abaisserait le commun des hommes. Ce héros, c’est Charles XII, réfugié après ses défaites sur les terres du grand-seigneur où il attire les armes du Moscovite. On lui offre mille bourses pour s’en aller, il en demande deux mille. Accordées, il en demande trois mille... Voltaire explique tout par l’extrême générosité du héros, par son mépris de l’argent, qui l’empêchait de voir le côté étrange de ces demandes.

Donc M. Littré a bien fait de nous raconter la doctrine et la vie d’Auguste Comte. Nul, de par sa science, ne pouvait mieux parler d’un savant. Nul, avec sa droiture, ne pouvait mieux montrer sous tous ses aspects l’homme même qui fut son maître. Quant au style de cet écrit, je ne vais pas louer là-dessus un écrivain qui nous enseigne notre langue, qui lui élève un monument, et dont la forte plume (ce recueil en sait quelque chose) n’a jamais failli aux plus grands sujets de la pensée humaine.


DUPONT-WHITE.