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de la grande remonstrance qu’il avait mis tant d’ardeur à organiser au mois de mars 1863. C’est sur la force morale, sur la manifestation unanime de l’Europe et la « pression » qu’elle ne manquerait pas d’exercer sur le cabinet de Saint-Pétersbourg, qu’avait compté le principal secrétaire d’état dans ses démarches pour la Pologne. Il ne réussit pas à rendre cette opinion publique de l’Occident ni bien chaleureuse, ni surtout bien formidable ; mais il parvint, par malheur, à éveiller une autre opinion publique à laquelle il n’avait guère songé, et qui se montra, elle, aussi tenace qu’implacable : il irrita la Russie dans son orgueil national, et y provoqua une épouvantable explosion des haines populaires contre la nation « rebelle. » Dès le début de la fatale campagne, lord Napier attirait du reste l’attention du ministre britannique sur les conséquences immédiates de la démarche des puissances. « Le premier signal d’une agitation patriotique vient d’être donné, lit-on dans la dépêche de cet ambassadeur du 5 avril 1863. L’assemblée de la noblesse de Saint-Pétersbourg a par acclamation adopté une adresse au tsar qui exprime sa détermination de défendre l’intégrité de l’empire. Les recrues des provinces russes arrivent avec une célérité peu habituelle, et sous l’impression d’une guerre sainte imminente… » Quelques jours plus tard (15 avril), lord Napier revenait sur l’effervescence toujours croissante contre « l’agression polonaise (comme ils la nomment) et l’ingérence de l’étranger. » C’est que l’expédient s’était tout naturellement offert au gouvernement du tsar d’opposer une démonstration à une autre, d’évoquer le sentiment moscovite contre le sentiment européen, et on reconnut bientôt que le moyen était d’une efficacité terrible. Inertes par elles-mêmes, mais éminemment malléables, pour le bien comme pour le mal, dans les mains de l’autorité, les masses du vaste empire s’ébranlèrent à l’injonction qui leur vint des régions officielles. Indifférent d’abord aux événemens de Pologne, le peuple russe ne tarda pas à faire cause commune avec le gouvernement devant une intervention des puissances qui ne faisait qu’irriter ses susceptibilités nationales, tout en le rassurant sur les suites politiques, et il poussa désormais avec frénésie à l’œuvre d’extermination : il proclama Mouraviev son « archange Michel, » et entra avec toutes ses passions sauvages dans une guerre qu’on lui disait « sainte, » et qu’il rendit inexpiable. Vers la fin de l’été de 1863 (30 août), le prince Czartoryski put déjà retracer avec force et vérité, dans une lettre au comte Russell, l’immense aggravation des malheurs de sa patrie à la suite d’une action diplomatique qui n’avait eu d’autre résultat que de « déchaîner la Moscovie tout entière contre une insurrection qui, à l’origine, s’était trouvée seulement en face du tsar et de son armée, » et il importe d’ajouter que cette aggravation devait survivre à la