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journées, un étroit sentier vous tient sans cesse sur le bord de sombres abîmes dont la profondeur donne le vertige. Vers le milieu du second jour, du haut des cimes de Kalythia, l’on aperçoit enfin la mer, dont on n’est plus séparé que par une courte distance, que l’on peut franchir, grâce à la nature du pays, avec moins de difficulté.

Le personnage que poursuivait ma curiosité s’offrit à moi plus tôt que je ne m’y attendais. Aux environs mêmes d’Armyros, je le rencontrai prêchant, selon son habitude, du haut d’un rocher qui lui servait de tribune. Un millier d’hommes, de femmes et d’enfans l’écoutaient et lui répondaient par de frénétiques acclamations. Ses traits n’étaient pas sans une sorte de beauté rude et sauvage ; sa physionomie étrange respirait l’exaltation poussée jusqu’à la démence ; son style fortement imagé, ses appels incessans au sentiment national, l’incohérence avec laquelle il faisait intervenir tout ensemble et les Turcs et le roi Othon, tout cela captivait singulièrement l’imagination de ses barbares auditeurs, et je ne trouvai rien d’étonnant à ce que ceux-ci prissent ce fou pour un prophète. Armyros retentissait encore à mon arrivée d’un épisode qui avait marqué le passage de ce moine illuminé. Deux habitans de cette petite bourgade s’étaient voué une haine mortelle à la suite de je ne sais quelles dissensions. Chacun d’eux avait ses partisans, qui, moins animés que leurs chefs, avaient en vain essayé d’opérer entre eux un rapprochement. Afin d’éviter une collision sanglante, et dans l’espoir que le temps amènerait une conciliation, les amis des deux adversaires avaient fini par les emprisonner chacun dans sa maison, et montaient la garde nuit et jour à leur porte, décidés à les empêcher de sortir et de s’entre-tuer. Ainsi parqués dans leurs demeures, situées en face l’une de l’autre, ces deux furieux s’apostrophaient par la fenêtre et s’accablaient d’injures et de menaces. Sur ces entrefaites, Christophore arrive ; on le supplie d’essayer l’effet de son éloquence sur le cœur des deux ennemis. Il accepte la proposition, descend dans la rue, et les sermonne d’une façon si touchante, qu’à la fin de son discours ceux-ci jurent d’oublier leur haine et consentent à boire dans le même verre, à manger le même pain, solennel témoignage de réconciliation consacré par les coutumes maïnotes. Telle fut sans doute la seule bonne action accomplie par Christophore pendant le cours de sa turbulente campagne. Malheureusement cette réconciliation dura peu. Ces intraitables ennemis, s’étant rencontrés par hasard sur un chemin désert du Taygète, s’attaquèrent à coups de carabine. L’un d’eux fut tué, et son corps retrouvé au fond du ravin ; l’autre, criblé lui-même de blessures, ne revint à Armyros que pour se jeter dans une barque