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esclaves, bientôt suivie de leur blocus. La mer se fermait à l’approvisionnement ; un vide profond allait se faire, sans qu’il s’offrît aucun moyen de le combler. La hausse des prix répondit à cet événement, et il s’y mêla, il faut le dire, un élément un peu artificiel. Dans les périodes régulières, la spéculation commerciale s’exerce sur le coton comme sur les autres denrées, mais dans des proportions assez réduites. Cette spéculation ne consiste guère qu’en petits accaparemens conduits avec prudence et suivis d’une prompte liquidation. Les contrats sont sérieux, et presque toujours les livraisons s’opèrent. Comme les différences sont minimes, tout se passe de commissionnaires à manufacturiers dans l’intervalle qui s’écoule entre la mise en entrepôt et l’expédition aux fabriques. C’est un jeu modeste, qui donne du ton au marché sans l’échauffer à l’excès. Ce jeu, sous l’influence de la disette, allait prendre de tout autres proportions. À peine le premier mouvement de hausse se fut-il établi qu’une nuée de spéculateurs nouveaux, venus on ne sait d’où, entra en campagne pour avoir sa part du butin. C’était à qui achèterait ou vendrait suivant l’impression ou le moment. Dans la même bourse, le même traité passait en trente mains différentes. Moins il arrivait de coton réel, plus il s’échangeait de coton imaginaire. Tout se terminait par des primes, des reports et des règlemens. Naturellement les prix s’élevaient à vue d’œil au feu de ces enchères vertigineuses. Peu importait que ces prix d’aventure fussent ou non en rapport avec les besoins et la situation des fabriques ; ils semblaient justifiés dès qu’ils trouvaient des preneurs. On eût dit que le coton sur lequel on jouait n’était pas de la même nature que celui qui devait passer sur les métiers. Quel moyen de défense restait-il aux manufactures ? Leurs produits, restés à l’écart de cette fièvre, ne suivaient pas l’impulsion et les laissaient en perte. Sous peine de ruine, les manufactures étaient condamnées à suspendre ou à diminuer leur travail, de telle sorte que les fortunes échues dans les ports à quelques hommes favorisés par les chances du jeu se traduisaient dans les villes industrielles par la misère des ouvriers déclassés.

Cette façon de surmener le marché a eu pourtant, en compensation de ces préjudices, quelques effets heureux. Les prix arbitraires de la spéculation ont servi d’encouragement aux cultures dans les pays ou elles étaient à créer ou à tirer de leur torpeur. Sous ce rapport, tout était à faire. Il s’agissait de suppléer l’Amérique, qui non-seulement fournissait les meilleurs cotons, mais les traitait, les conditionnait elle-même, sans donner aux destinataires d’autre souci que de les recevoir et de les payer à leur valeur. Dans les autres contrées, rien de pareil ; le délaissement des produits y