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L’intimité du prince et du lieutenant fut brusquement interrompue. Condé, Saint-Évremond, Miossens et leurs amis ne s’occupaient pas des anciens seulement, et cherchaient les plaisirs de la satire après ceux de l’admiration. Soutenu par la présence du prince, Saint-Évremond s’abandonnait à sa verve, faisait des remarques moqueuses, et, doué d’un rare talent pour saisir le côté ridicule des gens et le mettre en scène, il provoquait facilement une gaîté dont les absens faisaient tous les frais. Un jour, Condé n’étant plus là, il se permit de prendre à son égard les mêmes libertés. « On convint que cette passion qu’avait le prince de rechercher le ridicule des autres lui donnait un ridicule d’une espèce toute nouvelle. » Il est probable que les remarques furent plus piquantes que celle-là, et que Saint-Evremond ne fut pas moins bien inspiré qu’il ne l’était d’ordinaire. Cette conversation fut répétée, on l’exagéra sans doute autant que l’atténue l’auteur que nous citons, et ceux qui jusque-là s’étaient crus impunément sacrifiés trouvèrent un vengeur aussi puissant qu’inattendu. La colère du prince fut extrême. Il rompit avec Saint-Evremond, et eut le mauvais goût de lui retirer en même temps les deux charges qu’il lui avait confiées, « Il est certain, dit Saint-Évremond dans un discours qu’il adressa plus tard à la duchesse Mazarin, qu’on ne doit pas regarder un prince comme son ami. L’éloignement qu’il y a de l’empire à la sujétion ne laisse point former cette union de volonté qui est nécessaire pour bien aimer. Le pouvoir du prince et le devoir du sujet ont quelque chose d’opposé aux tendresses que demandent les amitiés. » Il pensait sans doute à sa rupture avec Condé quand il écrivait de la sorte ; mais il faut dire aussi qu’il était plus propre à parler de l’amitié avec subtilité qu’à la sentir vivement. En tête d’un autre discours où il disserte sur le même sujet, on voit ce titre assez singulier : L’Amitié sans amitié. Ce titre est de l’invention de la duchesse Mazarin, qui, après avoir lu ce traité, ne put résister au plaisir d’en faire la critique par cette épigramme.

Cette rupture ne fut pas aussi défavorable à Saint-Évremond qu’elle aurait pu l’être en d’autres temps. On était à la veille de la fronde. Condé allait commander les troupes de l’Espagne. De tous côtés, comme il arrive aux époques de minorité, les ambitions particulières se mettaient en mouvement, et chacun cherchait un rôle dans le désordre général. Les gouverneurs de province, dont Richelieu avait si singulièrement diminué l’importance en créant l’unité du pouvoir royal, espéraient, sous un ministre habile, mais que les menaces intimidaient, retrouver l’indépendance qu’ils avaient perdue, et affaiblir à leur profit ce royaume de France qui s’établissait si laborieusement. Pour un esprit aussi clairvoyant que celui de Saint-Évremond, la fronde ne pouvait être qu’un mouvement