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grandeur que les hommes supérieurs tirent d’eux-mêmes et empruntent aux situations qu’ils sont appelés à dominer n’est point une sanction suffisante de leur carrière et de leur œuvre. Avant d’imposer aux peuples la religion de l’obéissance à ces glorieux instrumens de la nécessité historique, il faut interroger la moralité de leurs actes ; c’est alors que la conscience humaine, éclairée par la justice, reprend ses droits imprescriptibles contre ces tout-puissans éphémères. Devant ce tribunal, l’on n’a plus le droit de dénoncer comme coupables les peuples qui ont résisté au grand homme ; il ne faut point parler des nations qui crucifient leurs messies, à moins que l’on ne prouve que le grand homme n’a réussi que par les moyens honnêtes, que le grand homme a été en même temps le juste. Agir autrement serait introduire dans la politique et dans la morale le fatalisme de l’histoire.

Nous regrettons de trouver dans la préface de l’empereur, à côté de tant d’indulgence pour les grands hommes, tant de sévérité pour les peuples. Peut-on se faire une idée de ce que c’est qu’un peuple coupable ? N’est-ce point là une de ces expressions mystiques que l’on ferait bien de laisser dans la Bible et de ne point introduire dans la langue exacte de la politique et de l’histoire ? Comment, dans les époques agitées par les révolutions et les grandes guerres, tous les individus qui composent un peuple auraient-ils assez d’intelligence pour démêler la vérité de l’erreur, pour prévoir les vicissitudes futures, et par quelle électricité secrète veut-on qu’ils soient unis pour choisir d’un même mouvement la cause à laquelle est réservée la légitimité du succès ? Les Romains qui résistèrent à César étaient-ils coupables de demeurer fidèles aux meilleures traditions de leur patrie et d’ignorer les secrets de l’avenir ? Quand Vercingétorix et ses Gaulois combattaient le conquérant étranger avec cette persévérance chevaleresque qui nous émeut encore, étaient-ils coupables de ne point avoir pénétré l’arrêt du destin contre leur race ? Celui qui écrit ces lignes ne peut oublier que, cherchant à consoler dans l’exil un vieux prince qu’une révolution venait de renverser du premier trône du monde, et prévoyant tous les échecs que cette révolution réservait à la liberté, il se prit à répéter étourdiment le triste lieu commun de l’époque : « La France a été bien coupable ! » Le vieux roi le reprit avec bonhomie : « Mon ami, lui dit-il, les peuples ne sont jamais coupables. » Ce mot humain d’un pasteur de peuples nous a guéri pour jamais de la manie doctrinaire d’accuser sentencieusement les nations en masse dans les momens obscurs de leur histoire. Nous voudrions également détourner la comparaison entre le meurtre de César et la captivité de Sainte-Hélène. La France de 1789 ne ressemble en rien à la Rome de César. La république, à Rome, n’était qu’une constitution discordante et ruinée qui n’avait plus qu’une existence nominale lorsque commença le pouvoir de César, produit de la corruption des lois et des mœurs. La France, depuis 1789, est au contraire un peuple vraiment jeune,