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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/336

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À deux reprises déjà, on a donné ici même le portrait de M. Jouffroy ; on a peint l’homme, l’écrivain, le penseur. Dès 1833, M. Sainte-Beuve traçait dans la Revue un de ces portraits à plusieurs égards définitifs, où excellait déjà son art incomparable[1]. Onze ans plus tard, M. de Rémusat, déplorant la mort récente du philosophe, rassemblait dans une lumineuse étude les titres épars de cette belle renommée[2]. Chacun des deux peintres a mis dans son œuvre quelque chose de lui-même, de son esprit, de sa physionomie. Ce que M. Sainte-Beuve a peint avec amour, ce qu’il a placé sous le rayon le plus propice et dans le plus beau relief, c’est l’expression poétique, rêveuse de son modèle, tel que Joseph Delorme devait le comprendre alors ; c’est l’artiste comprimé, refoulé par les devoirs austères de la science, qu’il a interprété avec une prédilection marquée. Il se demandait si M. Jouffroy avait bien rencontré sa vocation la plus saisissante en s’adonnant à la philosophie. Il croyait deviner l’ennui de l’âme sous cette logique et comme un regret profond dans son regard d’exilé. Aussi l’engageait-il envers le public, par des demi-confidences, à déployer dans quelque œuvre d’art, dans un roman, sa psychologie réelle ; il lui montrait du doigt ce refuge brillant pour toutes les facultés de sa nature qui n’avaient pas donné, pour toutes ces parties poétiques et pittoresques de son talent restées sans emploi.

M. de Rémusat, très occupé de politique, profondément mêlé à des mouvemens d’opinions qui avaient, quinze ans auparavant, renouvelé tant de choses et produit une révolution, inclinait naturellement à peindre dans M. Jouffroy l’un des plus nobles interprètes des idées libérales de la génération à laquelle il appartenait lui-même. De larges peintures de l’état des esprits vers la fin de l’empire et sous la restauration préparaient et expliquaient la jeunesse inquiète de M. Jouffroy. Sans négliger le côté philosophique de son sujet, M. de Rémusat insistait particulièrement sur les causes morales qui amenèrent la révolution de 1830, sur la naissance et la formation des divers groupes d’écrivains qui renouvelèrent alors la presse militante, enfin sur tous les points par où la vie de M. Jouffroy a pu se rencontrer et même se confondre ; à certaines heures, avec l’histoire morale et politique du XIXe siècle.

Après ces deux maîtres, que nous reste-t-il à faire ? Peut-être l’étude plus spéciale du philosophe. Pour juger l’œuvre d’un écrivain tel que M. Jouffroy, pour en apprécier les résultats définitifs, ceux qui resteront acquis à la science, il est bon de n’être pas trop rapproché de lui par le temps ou par l’amitié. Il est bon de faire partie,

  1. 1er décembre 1833.
  2. 1er août 1844.