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coup, les institutions, les lois, les mœurs. On crut qu’on était sur le point de saisir les formes durables de la vérité dans les systèmes, du droit absolu dans les lois, du beau dans les arts. On s’imagina qu’il serait possible de résoudre pacifiquement toutes les questions, de manière à concilier les intérêts dans un ordre de choses qui ne fût que l’expression du droit, et les passions les plus contraires dans un programme idéal dont les articles ne contiendraient rien moins que la règle équitable du pouvoir et de la liberté, la méthode philosophique, la formule suprême de l’art : vaste tentative d’application universelle de la raison à tous les problèmes, appuyée sur une étude profonde de l’histoire et de l’esprit humain. Si elle échoua en partie, ce ne fut ni par le défaut de talent dans les hommes qui l’entreprirent, ni par le défaut d’ampleur dans la conception générale d’où elle était sortie.

L’esprit avait toute sa valeur alors ; on en sentait la force, on le respectait, on l’aimait, on lui frayait toutes les voies. Son règne se marquait par les progrès de l’opinion publique, qu’il excitait en la dirigeant, et qui, en lui obéissant avec empressement, assurait sa souveraineté sur les mœurs publiques, et à la longue sur les institutions. En se modérant lui-même avec un tact exquis, il méritait de régner, et il régna.

Il n’y avait peut-être pas au fond plus d’unité de vues et d’unanimité de croyances à cette époque qu’il n’y en a entre les hommes de notre temps ; mais les controverses étaient à la fois plus ardentes et moins inutiles. Les questions posées alors ne dépassaient pas certaines limites et ne divisaient pas les esprits par des abîmes. Quelques principes, heureusement conservés au-dessus du tumulte de la controverse, permettaient, sinon de s’entendre, au moins de se comprendre. Ce qui manque aujourd’hui, ce sont ces points communs, ces points de repère dans l’infini mouvant des opinions humaines. Ce qui sépare les hommes, c’est la contradiction absolue. Il en résulte deux choses : l’une facile à prévoir, l’inutilité de la controverse ; l’autre, qui est un effet assez singulier de la même cause, le manque d’intérêt des discussions. Quand des adversaires se trouvent jetés aux deux extrémités de la pensée, ils ne parlent plus le même langage ; tout point de contact manque à leurs idées. Chez les esprits élevés, tout se borne alors à une exposition de principes qui, ne s’inquiétant plus des objections possibles, tourne insensiblement au monologue. Chez les esprits communs et naturellement bas, l’impuissance de discuter se traduit en banales injures contre les idées qu’ils ne comprennent pas, ou, plus souvent, contre les hommes qui les représentent.

À l’époque dont nous parlons, il y avait plus de passion vraie