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Herder, Du Sale de la Grèce dans le développement de l’humanité, de l’État actuel de l’humanité, quelques pages des leçons sur les Facultés de l’âme, sur le Problème de la Destinée, la deuxième partie du mémoire sur l’Organisation des sciences philosophiques, et surtout le discours prononcé à la distribution des prix du collège Charlemagne. On pourrait ainsi recueillir, dans l’œuvre de M. Jouffroy, trois cents pages, pas beaucoup plus, qui révéleraient au public les plus rares facultés de l’écrivain, dispersées ailleurs et comme submergées, et qui se dégagent ici, par le plus heureux effort, des habitudes du professeur se complaisant trop à répéter devant le public toutes les phases de son expérience et les indécisions de sa pensée. Ces pages resteront, dans l’histoire des lettres françaises, comme des modèles accomplis. Tout ce qui élève, tout ce qui passionne s’y rencontre, imagination brillante et contenue, harmonie parfaite de l’image et de l’idée, justesse des proportions, tristesse virile d’accent, haute et mélancolique raison. Ce sont les seules où l’écrivain accompli, l’artiste délicat n’ait pas été quelque peu opprimé par le débordement de l’analyse.

Parmi tous nos regrets, le plus vif est celui-ci : M. Jouffroy a laissé d’admirables parties de livres ; il n’a pas laissé un livre. Pas une fois on ne le vit recueillir tout l’effort de sa pensée dans une œuvre unique qui pût donner à ses contemporains la mesure vraie de ses forces et fixer aux yeux de la postérité le niveau de son talent. Ce n’est que par fragmens, sous forme d’ébauches successives, que sa pensée nous a été livrée. Les beaux épisodes ne manquent pas dans son œuvre, le poème manque. Et quel poème cependant il aurait pu composer avec un peu de loisir, ce philosophe poète, ce penseur si profondément artiste ! Quel poème d’analyse émue, de raison ornée ! M. Jouffroy nous a laissé le funeste exemple de faire des livres avec des mélanges. Si le grand secret des maîtres semble aujourd’hui perdu, le secret de la composition d’une œuvre, du développement logique et soutenu d’une idée, des justes proportions que chaque partie réclame, de l’unité harmonieuse de la pensée maintenue dans la variété infinie des détails, si tout cela semble inconnu aux écrivains de nos jours, M. Jouffroy est un de ces coupables illustres auxquels la littérature sérieuse du XIXe siècle a droit de demander compte de tant de forces dispersées comme au hasard et jetées à l’oubli. Si jamais il n’y eut plus d’écrivains et moins d’œuvres, si l’on ne sait plus ou si l’on ne peut plus faire de livres, si l’art, je ne dis pas le talent, a baissé, la responsabilité doit remonter jusqu’à de grands noms ; l’exemple est venu de haut.