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puissent vivre à cette hauteur, sortent çà et là d’une fissure de rocher. Le tronc de ces pins, d’abord horizontal, se redressait au-dessus de l’abîme où roule le torrent des Pèlerins. Un étroit sentier côtoie le précipice et mène à la moraine du glacier des Bossons : alors on monte au milieu des blocs entassés qui le composent, et on atteint enfin la Pierre-de-l’Échelle, énorme rocher sous lequel on cache l’échelle dont on se sert habituellement pour traverser les crevasses du glacier. Cette pierre est à 2,446 mètres au-dessus de la mer, à la même hauteur que l’hospice du Saint-Bernard. C’est là que le voyageur dit adieu à la terre : il la quitte pour passer sur le glacier, et jusqu’au sommet du Mont-Blanc il ne trouve plus que des rochers isolés qui surgissent comme des îlots au milieu des champs de neige éternelle. Les premiers pas sur la glace présentent quelque danger. Un petit glacier secondaire, large de 200 mètres et descendant de l’Aiguille-du-Midi, vient se terminer brusquement à une paroi verticale de rochers qui dominent cette partie du glacier des Bossons. De temps en temps des blocs de glace, en s’écroulant, forment avalanche sur celui-ci, ou bien une pierre détachée de l’Aiguille-du-Midi décrit une parabole inquiétante au-dessus de la tête du voyageur. Néanmoins jamais un accident n’est venu attrister le début d’une ascension ; mais bien des touristes partis pleins de confiance de Chamounix se sont arrêtés à la Pierre-de-l’Échelle, découragés par les perspectives de glace et de neige qui s’ouvraient devant eux. À partir de ce point, nous réglâmes notre marche sur celle de nos porteurs. Les trois guides nous précédaient, explorant la route et cherchant les passages les plus commodes pour franchir ou tourner les crevasses : chacun suivait exactement l’empreinte de leurs pas. Semblable à un ruban sinueux, notre longue caravane se déroulait sur le glacier. Les vêtemens sombres des montagnards contrastaient avec la blancheur de la neige, et, vus de la vallée de Chamounix, nous ressemblions à une longue traînée de fourmis noires montant à l’assaut d’un pain de sucre. Toutes les lunettes étaient braquées sur nous, et on ne tarissait pas en conjectures. Souvent une partie de la file disparaissait subitement ; c’est qu’elle avait rencontré une crevasse trop large pour pouvoir la franchir : alors, si la profondeur n’était pas trop grande, on descendait au fond pour remonter du côté opposé. Nous nous dirigions vers la petite chaîne de rochers connus sous le nom des Grands-Mulets. À moitié chemin, nous nous engageâmes au milieu de grandes masses de glace plus ou moins compacte appelées séracs par les habitans de la. Savoie, du nom d’un fromage cubique qui se fabrique dans les montagnes. Les unes sont en effet d’immenses cubes formés d’assises de neige et de glace blanche ou