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Dieu bon ne peut avoir laissé ses enfans sans secours suffisans, on oublie que c’est pourtant là l’état où ont été pendant des siècles les nations les plus illustres et les plus éclairées de l’antiquité. Il n’y a donc pas de contradiction à supposer que la Providence n’a donné aux hommes que des moyens très faibles pour percer les mystères de leur destinée. On n’a rien dit contre la philosophie en montrant qu’elle ne donne ni toute la force, ni toute la joie désirable, car il est possible qu’il soit dans la destinée humaine de se contenter de faibles lumières et de faibles secours. Si l’on réfléchit d’ailleurs que les formes les plus variées des croyances humaines donnent toutes des consolations et ont inspiré des prodiges de courage et de sacrifice, on verra que le fait de donner des consolations et des forces n’est pas une garantie suffisante de vérité.

Quoi qu’il en soit d’ailleurs, si Pascal s’en était tenu à la doctrine que nous venons d’exposer, il ne se distinguerait de la plupart des théologiens que par l’énergie de sa conviction et l’ardeur entraînante de son éloquence. Ce ne serait pas là le scepticisme, car le scepticisme ne consiste pas à limiter la raison, mais à la nier. Malheureusement c’est là une extrémité devant laquelle Pascal n’a pas reculé. De l’insuffisance de la philosophie et de la raison, il est passé, par un entraînement facile à comprendre, à la doctrine d’une impuissance radicale, absolue, irrémédiable, au moins hors de la révélation et de la grâce. Il parle de la philosophie de la manière la plus insultante dans ce passage si connu : « Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher. Nous n’estimons pas que la philosophie vaille une heure de peine. » Il prononce cette parole hardie et décisive : « Le pyrrhonisme est le vrai. » Enfin il serait difficile aujourd’hui, après la démonstration victorieuse de M. Cousin, de nier que dans Pascal se rencontrent à chaque page des traits qui trahissent un absolu scepticisme. Il attaque la philosophie dans ses sources psychologiques en niant la légitimité de tous nos moyens de connaître, il ébranle la morale et la religion naturelle en niant la justice et en n’admettant que la force, en justifiant l’athéisme comme une marque de force d’esprit, en substituant aux démonstrations philosophiques de l’existence de Dieu la fameuse preuve tirée du calcul des probabilités, qu’il venait d’inventer, jouant Dieu à croix ou pile. Il n’est pas moins sceptique sur les affections que sur les idées, et il a écrit cette phrase odieuse, que Hobbes ne désavouerait pas : « Les hommes se haïssent naturellement les uns les autres. » La force et le hasard lui sont les maîtres de la vie humaine, et son imagination épouvantée ne voit sur cette terre qu’un cachot, et dans les hommes que des condamnés à mort attendant leur exécution.