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Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/582

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ne font pas fi d’une somme qui leur économisera les frais des secondes noces. On en a vu cependant qui, par vanité, dédaignaient le divorce et achetaient une autre femme sans vouloir se faire rembourser de la première ; il faut être riche pour se donner le luxe de la répudiation.

Malgré la facilité qu’il a de punir sa femme en la chassant, le Kabyle est toujours un mari jaloux ; il dit volontiers comme l’Arabe que « si la Juive précède le diable, la musulmane le suit de près. » Cependant la moralité des femmes est beaucoup plus grande en Kabylie qu’en pays arabe ; la coutume, il est vrai, châtie rudement leurs désordres : elle condamne l’enfant adultérin ou naturel à périr dès sa naissance et livre la mère à la vengeance du mari ou aux coups de la famille qu’elle déshonore. Pour se défendre au reste contre les poursuites des séducteurs, la femme a un moyen sûr et légal : dès qu’elle dénonce à son mari tel homme comme lui ayant dit des paroles ou fait des propositions honteuses, le mari n’a qu’à prendre son fusil et à tuer l’offenseur ; la coutume l’y autorise, l’usage le lui prescrit même sous peine de lâcheté. Si sévèrement traitée que soit la femme par la loi kabyle, elle y trouve une disposition protectrice qui l’autorise à fuir les mauvais traitemens de son mari en se retirant dans la demeure paternelle, où l’époux n’a plus le droit de la venir chercher. Les parens eux-mêmes, lorsqu’ils savent leur fille malheureuse après le mariage, peuvent la rappeler, et la femme qui, dans ces conditions, fuit le toit conjugal avant d’être répudiée conquiert la liberté de se remarier, pourvu que son époux lui en donne l’exemple.

Ne mettre au monde que des filles, c’est pour la femme kabyle un grand risque de répudiation. Par la naissance d’un enfant mâle au contraire, son importance grandit dans la famille. Tout le village est en joie ; la poudre parle, on félicite les parens ; un repas et une fête réunissent les amis sous le toit de l’heureux père ; musique[1], danse, chants, coups de fusil, you-yous[2] des femmes, rien ne manque ; plus on fait de tapage, plus on pense faire honneur à l’amphitryon. Dans cet usage qui ne permet de fêter que les naissances d’enfans mâles se révèle le caractère dominant de la société kabyle : toujours exposée à la guerre, sa préoccupation première est d’avoir des défenseurs. Or la naissance d’une fille n’accroît en rien la force d’une famille et d’un village, d’où cette loi rigoureuse qui refuse complètement à la femme la qualité d’héritière.

  1. Un orchestre kabyle se compose d’une petite flûte, d’une clarinette et d’une sorte de grosse caisse.
  2. C’est par le cri you-you indéfiniment répété que les femmes kabyles ou arabes témoignent leur joie.