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l’abord à cette conciliation où il faudrait en fin de compte aboutir, c’est une mesure d’ordre public que les djemâs ont sagement adoptée. Chaque partie choisit librement un arbitre qui est d’ordinaire un marabout : les deux ulémas opinent-ils de même, la cause est jugée ; sont-ils en désaccord, un troisième arbitre ou au besoin un tribunal de marabouts décide en dernier ressort. Au cas où l’une des parties récuse le marabout présenté par l’autre, c’est la djemâ qui désigne les arbitres, les plaignans restent étrangers à ce choix ; pour leur ôter même toute velléité de corruption, on ne leur fait connaître leurs juges qu’en les conduisant devant eux. Les ulémas reçoivent les preuves, écoutent les témoins, défèrent le serment, et les faux sermens sont rares ; l’usage veut en effet que l’on vienne jurer sur le tombeau de quelque marabout vénéré, et il ne se trouverait guère de Kabyle qui ne croirait s’attirer malheur, s’il osait mentir en face de ces tombes.

Au point de vue pénal, la djemâ est encore de plein droit souveraine ; l’amine n’ouvre pas une séance de l’assemblée sans ces paroles sacramentelles : « Quelqu’un a-t-il connaissance d’un crime, d’un délit, d’une contravention quelconque ? S’il n’y a aucune plainte, tant mieux, car alors nous sommes en paix, et Dieu soit loué ! » Lapidation, bannissement, confiscation des biens, destruction de la maison, amendes, telles sont les peines applicables[1] ; mais, la djemâ ne les prononce (sauf les amendes) que dans des cas exceptionnels où la morale publique et l’honneur du village ont reçu une atteinte directe[2]. En principe, la société ne répond pas des crimes contre la vie et l’honneur des particuliers, c’est la personne lésée qui les venge.

Nous avons montré le mari autorisé, sur la simple dénonciation de sa femme, à tuer l’homme qui l’a outragée ; tout citoyen a le droit d’exercer contre un ennemi qui l’attaque la loi du talion, et ce n’est pas un vain mot : dans certaines tribus, le talion s’exerce avec toute la rigueur biblique. Quand un meurtre est commis, le meurtrier doit mourir ; mais son sang ou à son défaut le sang d’un de ses proches suffit à éteindre la vendetta kabyle, dite rokba, car la rokba n’est pas éternelle comme la vendetta corse ; seulement elle appartient de même au fils, puis au frère ou à l’héritier de la victime. Il

  1. La peine de la prison n’existe pas ; elle ne pouvait convenir aux lois d’un peuple aussi jaloux de liberté.
  2. Est passible de lapidation celui qui tue ou livre à ses ennemis un individu protégé par l’anaïa du village, celui qui tue père, fils ou frère pour hériter, ou son hôte pour le voler. — Est banni quiconque, pendant une guerre, a introduit l’ennemi dans le village, — quiconque abandonne son poste ou se montre lâche dans le combat. — La lapidation et le bannissement entraînent la confiscation des biens et la destruction de la maison.