« Le soldat français ressemble à une bête de somme sans croupière ; son dos est chargé ; sa chevelure inculte est enfermée dans un boisseau… »
Et cependant cette tendance à saisir les aspects matériels n’exclut ni l’élévation ni les élans qui viennent de source, car le poète poursuit :
« Infortunée reine des cités, ô Alger, ville aux beaux remparts, colonne de l’islamisme, te voilà maintenant l’égale des habitans du tombeau ! La bannière française t’enveloppe !… Les fondemens du monde sont ébranlés, la base sur laquelle il reposait s’écroule. Nous, les survivans, nous sommes sur une barque à la surface des eaux, sans commandant et sans pilote… Heureux celui qui dort sous la terre ! Au moins son sommeil est paisible ; les nouvelles de ce monde n’arrivent pas jusqu’à lui. »
Parfois à ses accens guerriers le Kabyle mêle une certaine pointe de vantardise qui a sa couleur : « Le Français parade ! Il s’imagine, le malheureux, que nous allons nous soumettre !… » Ainsi commence une chanson faite en 1856 sur notre expédition contre les Guechtoulas[1], et elle finit par ce trait dont le tour vif et fanfaron porte comme un cachet parisien : « Les grandes capotes[2], c’est peu de chose ; je n’en fais pas plus de cas que du vent ! »
Veut-on de la satire acérée et mordante, le Kabyle la manie en maître. Un poète de la tribu des Boudrar alla un jour demander l’hospitalité chez les Ouassif, dans le village d’Aït-Erba, réputé pour son commerce de cuirs. Le poète, paraît-il, ne se trouva ni reçu ni traité à son gré ; il se vengea par une chanson devenue très populaire dans la montagne, et qui, depuis quarante ans, expose le village en question aux quolibets de tous les autres :
« Chantons Aït-Erba, ce village qui ne se bat pas. Ce n’est dans les rues que cuir puant ; l’odeur en arrive de loin… J’ai rencontré des chiens qui semblaient joyeux ; ils arrivaient quatorze par la même route ; sans doute ils venaient de là où ils auront trouvé ripaille…
« … Les hommes y sont mous comme des chiffons ; ce sont des poules aux mauvaises ailes. Leur honneur ne dépasse pas la haie de leur village[3]… Leurs femmes courent les ravins sans entraves et sans pudeur…
« … Pour moi, j’ai dû dîner dans un village à côté ! »
Le poète a dû dîner « dans un village à côté ! » Voilà le grand mot ! Suivent alors des louanges emphatiques sur la générosité du village où il dîne ; mais le bon dîner ne l’excite que davantage contre ceux qui le lui ont refusé, et :