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avait rencontré dans ses voyages, le duc de Meiningen, vient d’arriver à Francfort, et Voltaire veut lui présenter ses hommages. — Impossible ! répond Freytag. Le refus du geôlier a beau être formulé avec toute politesse ; comment Voltaire se résignerait-il plus longtemps à de pareilles violences ? C’est dans le récit même de Freytag qu’il faut noter l’attitude nouvelle du poète, l’irritation de cette fine et nerveuse nature, irritation que la maladie accroît encore, et qui va devenir pour lui un supplice de toutes les heures. Voici le rapport daté du 5 juin :


« Le rapport très humble envoyé par la dernière poste à sa majesté royale sous le couvert de votre excellence est déjà sans doute entre vos mains. À l’arrivée de ce Voltaire, je n’eus pas d’autre moyen que de prendre l’assistant proposé par M. Schmid ; quant à l’officier, qui ne sait pas un mot de français, je l’ai amené pour ma sûreté personnelle autant que pour imposer respect au Voltaire[1]. Je m’épargnais ainsi la nécessité de recourir à une arrestation publique ; mais, comme je suis persuadé maintenant qu’il a encore bien des manuscrits par-devers lui, je ne vois aucun moyen de s’en emparer, sinon de le reconduire bon gré mal gré dans les états du roi, chose qui ne pourrait s’exécuter qu’en vertu d’une réquisition spéciale. Il commence à se faire ici de bons amis qui lui font peut-être espérer la protection des magistrats. Quand je suis retourné chez lui, il s’est montré assez insolent. Il demandait à changer d’hôtel, il voulait aller faire sa cour au duc de Meiningen. J’ai dû lui refuser avec toute la politesse possible. Alors il s’est écrié : Comment ! votre roi me veut arrêter ici, dans une ville impériale ! Pourquoi ne l’a-t-il pas fait dans ses états ? Vous êtes un homme sans miséricorde, vous me donnez la mort, et vous serez tous sûrement dans la disgrâce du roi[2]. Après lui avoir répondu assez sèchement, je me retirai. Il paraît souffreteux et affaissé ; est-ce une comédie qu’il joue ? ou bien a-t-il en effet toujours l’air d’un squelette ? Je n’en sais rien. Lorsque ses ballots, qui courent le monde, seront arrivés ici, j’aurai besoin d’un ordre ostensible ou d’une réquisition pour le faire arrêter dans toutes les formes. »


On voit par ces derniers mots que Freytag était décidé à violer ses promesses, et que l’arrivée du fameux ballot, bien loin démettre fin à la captivité du poète, devait être le signal de son arrestation, d’une arrestation non plus timide et clandestine, mais publique. Freytag, dans l’ardeur de son zèle, comme aussi dans l’ignorance absolue des choses qui causaient l’inquiétude du roi son maître, était persuadé que Voltaire emportait des manuscrits de la plus haute importance, qu’il y avait bien autre chose que le ballot de Leipzig, bien autre chose que le recueil des œuvres de poésie, et, prévoyant que le captif, ces œuvres de poésie une fois remises aux

  1. Mir bei dem Voltaire Respect zu machen.
  2. Ces paroles sont en français dans le texte du rapport ; on a ici le cri même de Voltaire fidèlement répété.