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le monde entier a cru longtemps sur la foi de Voltaire que le résident de Francfort n’était pas seulement un sot, mais un fripon. Six ans après l’aventure, au milieu de la guerre de sept ans, au moment où le prince de Soubise, commandant l’armée française en Allemagne, se dirigeait sur Francfort, Voltaire écrivait de Ferney à Collini, qui se trouvait alors à Strasbpurg et le pressait de saisir l’occasion pour se venger ; il fallait, disait-il, voir le prince de Soubise dès son entrée à Francfort, lui présenter un mémoire, demander son appui auprès du magistrat, obtenir enfin sous la protection de nos armes la punition des coupables et la restitution de l’argent volé. Collini rédigea le mémoire et le soumit à Voltaire, qui le renvoya courrier par courrier entièrement refait de sa main, avec une lettre en minute pour le prince de Soubise. Si Collini abandonna ces poursuites, Voltaire ne renonça point à sa vengeance. Collini ne craint pas d’affirmer « qu’il y songea toute sa vie. » Quand les historiens de l’Allemagne, M, Preuss, M. Venedey, nous disent que le philosophe de Ferney fut un des plus terribles ennemis du philosophe de Sans-Souci, qu’il contribua plus que personne à soulever l’Europe pour l’écraser, qu’il déchaîna les Russes contre lui au moment le plus critique de la guerre de sept ans, on est tenté de voir d’abord dans ces paroles une exagération révoltante. Aujourd’hui, après les révélations de l’affaire de Francfort, on ne doit plus être aussi prompt à repousser un pareil témoignage.

Qu’on relise à cette lumière la correspondance du poète pendant les péripéties de la lutte. Avec quelle joie il parle des succès « obtenus du Dieu des armées contre son ancien et étrange Salomon du Nord ! » Frédéric tombera, glorieusement sans doute, mais il tombera, aux applaudissemens du monde. « C’est une nouveauté dans l’histoire que les plus grandes puissances de l’Europe aient été obligées de se liguer contre un marquis de Brandebourg ; mais avec cette gloire il aura un malheur : c’est qu’il ne sera plaint de personne. Il ne savait pas, lorsque je le quittai, que mon sort serait préférable au sien. Je lui pardonne tout, hors la barbarie vandale dont on usa avec Mme Denis. » Toujours le souvenir des outrages de Francfort ! il y revient sans cesse. « Voici bientôt le temps où Mme Denis pourrait demander les oreilles de ce coquin de Francfort qui eut l’insolence de faire arrêter dans la rue, la baïonnette dans le ventre, la femme d’un officier du roi de France, voyageant avec le passeport du roi son maître[1]. » Comme il presse, comme il encourage le maréchal de Richelieu ! Comme il l’excite à vaincre ! Ce n’est plus le patriotisme des jours de Fontenoy, c’est l’ardeur de la

  1. Juillet-août 1757.