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l’impartialité de son génie, a rapproché les deux peuples. Et si l’on voulait poursuivre ce parallèle, comme la fausse amitié de Frédéric et de Voltaire fait mieux apprécier l’amitié si virile et si pure de Schiller et de Goethe ! Le XVIIIe siècle s’épure avec de tels hommes, l’humanité s’élève, et l’on sent qu’un âge meilleur se prépare.

Ce progrès, si manifeste de Voltaire à Goethe, n’est pas moins grand peut-être de Goethe jusqu’à nos jours. Si nous faisons un retour sur nous-mêmes après avoir étudié, pièces en main, cette aventure de Francfort, il est difficile de ne pas remarquer avec orgueil certains contrastes entre notre société et celle du dernier siècle. Se figure-t-on aujourd’hui un Freytag violant toutes les lois, tous les engagemens, toutes les formes protectrices du droit commun, je ne dis pas à l’égard d’un Voltaire, mais simplement du premier venu, sans que l’Europe entière s’en émeuve ? Il est vrai que ces avantages de la société nouvelle sont dus à Voltaire lui-même et à ses compagnons d’armes ; c’est là même ce que le récit de l’aventure de Francfort ne permet pas d’oublier. Si de tels scandales ne sont plus possibles au XIXe siècle, ce n’est pas seulement parce que l’opinion et les lois protègent mieux qu’autrefois la liberté individuelle, c’est aussi parce que l’écrivain se protège lui-même par le sentiment de sa dignité. Dans ce monde immense des lettres où sont disséminés tant de talens et d’où les royautés ont disparu, supposez un homme investi de l’autorité que Voltaire avait conquise : le verrait-on courtiser un Frédéric, une Elisabeth, une Catherine II, pour assurer le triomphe de ses principes ? Non, certes ; il s’adresserait à l’opinion elle-même, il voudrait être le leader du parlement universel. Du plus grand au plus humble, spontanément ou de parti-pris, tel est le but que se propose tout écrivain digne de ce nom. C’est là un signe des jours nouveaux et un éclatant symptôme de progrès… Défions-nous toutefois de cet orgueil ; le mal est prompt à se transformer, et chaque situation a ses embûches. La démocratie qui nous emporte peut avoir également ses flatteurs. Voltaire, en ses meilleurs jours, reprochait à Frédéric de prendre plaisir à humilier ses semblables ; que ce soit là aussi notre sollicitude vis-à-vis de la démocratie triomphante. Travaillons à la rendre libérale, à lui inspirer le sentiment de tous les droits, à la préserver de cette jalousie farouche, ennemie de tout ce qui s’élève. Faisons en sorte que les sociétés issues de 89 n’oublient jamais ces grandes paroles prononcées à la tribune de l’assemblée constituante : « Il faut rendre l’homme respectable à l’homme. »


SAINT-RENE TAILLANDIER.