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des nains difformes ; ils se traînent comme des mousses monstrueuses à la surface du sol et dans les interstices béans du gneiss. Plus haut même, dans la région où les lichens rampent comme des moisissures tenaces sur les cimes éternellement battues par les vents, la nature, comme pour témoigner de sa fécondité, sème encore çà et là des fleurs d’une exquise beauté. Ce jardin suspendu dans les airs voit éclore les plantes exotiques du Labrador et de la Laponie ; mais ces délicates merveilles échappent aux regards superficiels, et la montagne, au-delà de la zone des conifères, n’est plus qu’un vaste désert de pierre. Le gneiss qui forme la cime, brisé en gigantesques morceaux, montre ses veines onduleuses et irréguliers de quartz, de, feldspath et de mica miroitant. Du vaste amoncèlement des pierres, l’œil descend avec plaisir sur les pentes sommes hérissées de sapins et dans les profondeurs des vallées, où la rouille, l’orange et l’écarlate des bouleaux et des érables tachent le fond velouté des conifères.

Chemin faisant, j’engage la conversation avec le cocher par des éloges sur son habileté à tenir en main ses six chevaux. Le cocher devient communicatif, me raconte qu’il est né dans, l’état de New-York, qu’il est démocrate et, votera pour Mac-Clellan. Il se plaint de la guerre, du prix élevé de toutes choses, mais surtout de la conscription. Il a été lui-même la veille à Portland s’acheter un remplaçant chez un de ses amis, ancien cocher comme lui, devenu recruteur (substitute-brocker) et agent de remplacement. « Ces marchands d’hommes, me dit-il, valent-ils mieux que les marchands de noirs ? » En l’interrogeant, je découvre néanmoins que son remplaçant ne lui coûtera que 500 dollars, somme qu’il faut encore réduire à peu près de moitié, si on veut l’évaluer en or, et qui assurément semblera peu élevée après quatre ans de guerre.

Une mince couche, de nuages qui depuis le matin s’attachait opiniâtrement au sommet du Mont-Washington m’empêcha de jouir empiétement de la vue qui s’y déploie, et dont le propre est que rien n’y rappelle l’homme : on n’aperçoit que la forêt sans limites ; quelques lacs y sont jetés çà et là, comme les fragmens d’un miroir brisé sur un tapis. Ni vallées cultivées, ni villes, ni villages ; les ondulations des montagnes cachent les lieux où l’homme s’est fait une petite place. Dans l’immense solitude où ils vivaient, est-il étonnant que les Indiens aient personnifié les montagnes ? La race anglo-saxonne n’a pas assez respecté les noms qu’ils leur ont donnés. Le Mont-Agiochook est devenu le Mont-Washington. Voici pourtant encore, dans le lointain, Monadnoc et le cône du Kearsage[1], qui ont gardé leurs noms bizarres, et dans l’interminable

  1. Presque tous les monitors de la flotte américaine ont emprunté leurs noms aux montagnes de la Nouvelle-Angleterre.