Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/1040

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelques mois, sur ces contrées arides et désolées. M. Bronislas Zaleskï a accompagné ses eaux-fortes, qui sont au nombre de vingt-deux, d’un texte simple, précis et vigoureux, où il a résumé, sans pédantisme et sans rhétorique, les nombreux détails qu’il a recueillis sur les mœurs et l’histoire des populations kirghises, les nombreuses impressions de toute nature que la vie et le paysage du désert ont laissées en lui pendant ce long séjour. La modestie du narrateur ne nuit en rien à la poésie de son récit, car ces pages sobres abondent en détails pittoresques, en analogies qui font rêver. Que pensez-vous par exemple de cette comparaison entre les steppes et la mer ? N’est-ce pas que, pour un étranger qui essaie de s’exprimer dans notre langue au retour d’une captivité de neuf années chez les Kirghises, cela est nettement et expressivement dit ? « On compare les steppes à la mer, et non sans raison : c’est la même immensité de l’espace que limite seulement l’horizon. Les ouragans de la steppe ressemblent aux orages sur mer, les mirages y sont pareils à une fata morgana, et enfin l’air y est sillonné de bandes d’oiseaux blancs semblables aux oiseaux de mer. Si le steppe rappelle la mer, les Kirghises ont des analogies avec les marins. Comme eux, hâlés par les vents et les rayons du soleil, ils parlent en élevant la voix et crient même très fort, ainsi que des gens qui ont à se parler pendant les orages et les ouragans. En accomplissant leurs voyages sur le dos des chameaux, vraies barques des steppes, ils éprouvent un certain balancement équivalant au roulis ; ils se dirigent d’après les étoiles, et, grâce à leur vue très perçante, ils distinguent aisément les objets les plus éloignés, comme s’ils se servaient de lunettes d’approche. Si l’on veut chercher d’autres points de comparaison, on peut en trouver de nouveaux dans la rencontre de deux voyageurs, qui dans la steppe est une vraie fête, célébrée avec une satisfaction pareille à celle que ressentent deux navires quand ils se croisent sur l’océan ; ils se sont aperçus de loin, et, tout en se rapprochant l’un de l’autre, ils commencent par s’interroger à l’aide de signaux, afin de savoir s’ils ont devant eux un ami ou un étranger, puis ils s’avancent toujours ; ceux-ci replient leurs voiles pour un moment ; ceux-là, sans descendre de cheval, de même que deux équipages, s’informent des ports qu’on a quittés, se demandent de quel aoul ils viennent, où ils vont, quelle route a été suivie, s’il n’y a pas à craindre de voleurs et de corsaires ; puis chacun continue son chemin. » Les traits de ce genre abondent ; celui-là suffira pour donner une idée du mérite de ce texte de quelques pages.

Les eaux-fortes reproduisent sous tous ses aspects et dans toute son écrasante tristesse le paysage de ces steppes qu’ont foulées les armées tartares, près desquelles Gengis-Khan établit un jour la capitale provisoire de son mouvant empire, et où campa la horde d’or victorieuse de la Russie. Le paysage, avons-nous dit ? mais ne faudrait-il pas chercher dans le vocabulaire de la métaphysique plutôt que dans le vocabulaire de la peinture un nom pour caractériser ce vide profond, cet espace sans limites, ce néant composé de deux infinis, un infini pour ainsi dire mathématique, une surface plate et nue comme une surface géométrique, et un infini lumineux ? Il était fort difficile de faire saisir la poésie de ce néant, et cependant M. Zaleski y a réussi. On sent qu’il en est venu à aimer la terre de sa captivité, que la toute-puissante habitude a fini par lui faire décou-