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mêmes termes qui lui servaient à vanter celle du Christ[1] ? Parmi ses anciens compagnons de l’expédition d’Égypte, qu’il avait si souvent entretenus de la beauté du Coran, dans le groupe de ses aides de camp à qui naguère il avait imposé de longues stations à la sainte mosquée d’El-Azhar, un assez petit nombre seulement se permettaient encore, dans le particulier, quelques discrètes plaisanteries, ou plutôt des demi sourires de plus en plus comprimés, que le respect croissant n’allait pas tarder à glacer bientôt sur tous les visages. Ces oppositions individuelles n’étaient pas faites en tout cas pour arrêter le vainqueur de Marengo. Ce fut donc sans embarras d’aucune sorte, après la complète défaite des Autrichiens et le glorieux armistice imposé à Mélas, qu’escorté de son état-major, sans se soucier autrement, — ce sont ses expressions, -— de ce qu’en penseraient les athées de Paris, le premier consul se rendit en grande cérémonie à la métropole de Milan pour faire bénir par le clergé de cette ville ses drapeaux victorieux. Aussi bien il était conduit à cette manifestation solennelle de ses nouveaux sentimens par des considérations qui dépassaient singulièrement le milieu même dont il était en ce moment entouré. Nul doute qu’en rendant cet hommage à la religion catholique son intention ne fût d’agir sur l’opinion de la France, beaucoup plus encore que sur celle de l’Italie. Comme toujours, sa vive imagination devançait les temps ; il ne suffisait pas à cet infatigable esprit de prendre au jour le jour les mesures les plus propres à assurer dans le présent le succès de ses habiles combinaisons. Par une secrète impulsion de son ardente nature, involontairement et comme à son insu, il était sans cesse en train de se frayer les voies vers un plus prodigieux avenir. Profiter de toutes les occasions, ne jamais s’arrêter ni reculer d’un pas, pousser devant soi sa fortune aussi loin qu’elle pourra aller, s’acheminer par des routes sûres, précises et parfaitement calculées d’avance vers un but qui n’a, lui, rien de fixe que sa grandeur même, telle était alors (faut-il dire telle fut toujours ?) la seule règle de conduite de Napoléon Ier. Pour qui sait lire et comprendre sa correspondance des années 1800 et 1801, rien de plus curieux que de surprendre sur le vif cette existence en partie double, menée de front avec une égale intensité. On dirait deux êtres parfaitement distincts en une seule et même personne. D’abord apparaît l’homme d’action appliquant à sa tâche quotidienne des facultés si positives, si pénétrantes et si pratiques, qu’on le dirait uniquement appliqué à la contemplation du présent quart d’heure ; mars prenez garde, voici que tout à coup surgit derrière lui ou plu-

  1. Voyez l’historique de la campagne d’Égypte dicté au général Bertrand.