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d’abord. Le pays, incertain et abattu dans le premier moment, sentait la main de fer qui l’étreignait. Il était peu préparé encore à se saisir de toutes les armes, à tenter de lui-même la périlleuse extrémité d’une insurrection intérieure, et il ne savait ce qu’il pouvait attendre du dehors, des émigrés, dont le flot grossissait à ses frontières. Il était partagé entre le sentiment de l’oppression grandissante et la crainte des représailles, s’il remuait. C’est seulement quelques mois plus tard que se levait définitivement ce drapeau de résistance armée qui devait reculer bien des fois encore pour se relever sans cesse. Une invasion avait été préparée par Guillaume d’Orange ; elle devait s’accomplir sur quatre points à la fois. Un détachement devait entrer par l’Artois ; un second, conduit par Hoogstraaten, devait passer entre la Meuse et le Rhin, tandis que Guillaume lui-même attendrait du côté de Clèves, et que son frère, le bouillant et chevaleresque Louis de Nassau, pénétrerait dans la Frise. Cette tentative, malgré un succès momentané en Frise, échoua tristement et rapidement. Elle n’aboutit qu’à hâter le supplice du comte d’Egmont et de Horn. Le duc d’Albe jeta leurs têtes sanglantes à la face des rebelles, et, marchant lui-même contre Louis de Nassau, le dernier à tenir la campagne, il vainquit cette première insurrection bien moins par l’audace que par la tactique, en l’usant, en l’épuisant, pour finir par la noyer dans le sang ; puis il revint en triomphe à Bruxelles reprendre l’œuvre politique qu’il avait commencée dès le premier jour, et sur laquelle il comptait, bien plus que sur les armes, pour dompter irrévocablement le pays, pour transformer ce nid de rebelles en une province soumise, définitivement espagnole.

C’est là en effet le côté essentiel, caractéristique de l’administration du duc d’Albe dans les Pays-Bas. C’est par là qu’elle est vraiment un phénomène moral, qu’elle reste dans l’histoire comme le type de l’oppression systématique et organisée. Ce n’est plus, qu’on l’observe bien, un ensemble de mesures despotiques et violentes inspirées à un gouvernement par une prétendue nécessité de défense, c’est le code même de la destruction d’un peuple. La condamnation à mort de la nation tout entière par l’inquisition n’était, si l’on veut, qu’un monstrueux épouvantail, une lugubre et ridicule jactance ; l’administration du duc d’Albe était la mise en pratique bien autrement redoutable, bien autrement efficace de cette idée. Ce terrible homme avait compris que, pour réduire un pays, il ne suffisait pas de marcher sur lui à main armée, de dompter ses effervescences, qu’il fallait le décomposer, l’atteindre dans son organisme, l’attaquer dans sa vie morale et dans son économie sociale, dans ses traditions et dans son caractère, dans sa constitution