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vingt-quatre ans, elle fut portée à l’échafaud assise sur une chaise, et, regardant sans trembler l’exécuteur en face, elle lui dit « qu’elle espérait que son sabre était bien aiguisé, attendu que son vieux cou serait dur à couper. » La ville et la province d’Utrecht voulurent résister à l’établissement des impôts ; le duc livra la ville à ses soldats. On résista encore ; les magistrats d’Utrecht furent traînés devant le conseil des troubles, qui les condamna, eux et les habitans, comme coupables d’hérésie et de haute trahison, et ordonna la confiscation de tous les biens de la province. Le duc d’Albe, tout bon économiste qu’il fût, ne se doutait guère qu’il ne suffisait-pas de décréter des impôts. Des industriels de Bruxelles, pour se soustraire aux nouvelles taxes, suspendirent leur commerce, si bien qu’on finissait par ne plus trouver à acheter ni pain, ni viande, ni bière. Le terrible économiste ne l’entendait pas ainsi ; il appela aussitôt le bourreau : il avait résolu de faire pendre immédiatement, pour l’exemple, dix-huit des marchands les plus importans aux portes de leurs boutiques. Une affaire plus pressante vint heureusement détourner sa colère sur un autre point. Tel était le système inauguré dans ces florissantes provinces et poursuivi avec une méthodique fureur ravivée par la résistance.

L’homme était fait pour le système, disais-je, il s’identifie avec lui, et je ne sais s’il est un spectacle plus étrange que celui de ce personnage s’agitant, se démenant au milieu de ce drame qu’il conduit avec une inflexible rigidité. Ce serait l’erreur d’esprits légers de ne voir dans le duc d’Albe qu’un de ces instrumens de hasard dont se servent quelquefois les politiques violentes, un de ces chefs qui tiennent de leur métier de soldat la triste mission de reconquérir un pays, et qui, soit par fatalité de situation, soit par entraînement, soit par excès de zèle, jouent leur rôle avec une férocité sanguinaire. Le pacificateur des Pays-Bas est plus qu’un de ces instrumens vulgaires, plus qu’un de ces chefs de hasard qui n’ont rien de particulier que leur cruauté. Ce qui fait son originalité et sa force, c’est une netteté formidable de conviction dans tout ce qu’il exécute. Il porte dans sa mission une âme terriblement sérieuse, un esprit étroit et sombre qui ne doute de rien, ne raisonne sur rien, ne craint rien, et, selon le mot de M. Lothrop Motley, « il accomplit l’œuvre d’un démon avec le calme d’un ange. » Dans cette tête dure et sans ampleur, il entre peu d’idées, mais ces idées ont une étonnante puissance de fixité. Le duc d’Albe apparaît surtout dans les Pays-Bas comme le mandataire de deux passions concentrées et intenses, le fanatisme de domination pour l’Espagne et le fanatisme de domination pour l’orthodoxie catholique.

Avec lui, la lutte prend un caractère nouveau et irréconciliable ;