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bres, de leur contraste naît la lumière. Cet art des contrastes, où Meyerbeer avait déjà tant inventé, semble avoir dit son dernier mot dans l’orchestre de l’Africaine. Horace, entendant cet orchestre, ne se contenterait plus de dire ut pictura poesis, il ajouterait à son vers musica. Après avoir bien admiré l’ouvrage en son ensemble, donnez-vous un soir le régal tout particulier de cette instrumentation, placez-vous au fond d’une loge, les yeux demi-clos, n’écoutez, ne suivez que l’orchestre, et, selon que vous serez musicien ou simplement homme de goût, je vous promets une étude ou un plaisir de l’intérêt le plus rare, le plus exquis. Chez Meyerbeer, les effets d’instrumentation ne s’annulent jamais l’un par l’autre, ainsi qu’il arrive chez la plupart des symphonistes de l’école de Weber. S’il éclate, s’il tonne, c’est comme Jupiter, à son heure, et non pas coup sur coup et pendant ses cinq actes. Il prend son temps, mesure, distribue, organise, déchaîne ses forces avec une science de dynamique dont l’auteur du Freyschütz et d’Euryanthe lui-même ne connut pas toujours le secret ; tantôt parcimonieux, tantôt prodigue, curieux jusqu’à la préciosité dans la modération comme dans l’excès. On se rappelle la viole d’amour des Huguenots, le basson accompagnant seul l’introduction du trio du cinquième acte. Dans l’Africaine, cette main habile continue à pondérer, à s’exercer, à ménager à plaisir les contrastes, elle sème les vents pour recueillir non la tempête, mais le calme, déchaîne le simoun pour mieux préparer le frais repos de l’oasis. Entre les foudroyantes explosions de la scène du conseil et les combinaisons chorales de l’épisode du navire, vous avez tout le second acte, écrit en demi-teinte, avec ses bruits voilés, ses rhythmes suaves qu’accompagnent, dans la berceuse de Sélika, les violons divisés à l’aigu, et dont les argentines vibrations du triangle marquent les voluptueuses ondulations. — Recherche, maniérisme ! s’écrient les docteurs de la loi. Un art qui se complaît ainsi dans l’emploi, l’exagération des moyens techniques, ne saurait être qu’un art de décadence. — Well roared, lion ! — Le malheur veut que, depuis que le monde est monde, ces belles choses-là se répètent. On les a dites de Michel-Ange, qui, en peignant la Sixtine, ouvrait la voie aux Carrache, de Beethoven, à qui, dans la neuvième symphonie, les ressources semblent manquer désormais pour l’expression de sa pensée ; « Meyerbeer, lui aussi, a voulu trop faire, il a transgressé les limites de la musique, méconnu les conditions normales de l’opéra moderne après l’avoir en quelque sorte créé, et le moule s’est brisé entre ses mains. » A cela on ajoute : « L’Africaine serait-elle le chef-d’œuvre que vous pensez, qu’il faudrait encore se lamenter, car, après un pareil déploiement de mise en scène musicale, après ce luxe d’imagination,