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gnes ; le père s’est donné congé pour jouir tout à son aise de cette journée de famille, la mère est soucieuse comme toujours, et quand elle a répondu par un sourire vrai, quoique douloureux, aux questions inquiètes de ce mari qui l’adore et qu’elle aime, l’inexorable mal a bientôt ressaisi sa proie. C’est qu’il y a un secret horrible dans cette maison enviée ; ce paradis est un enfer. L’ami, l’associé de M. Dumont, Jean Alvarez, au moment même où il le sauvait de la ruine en lui prêtant sa fortune, est devenu amoureux de sa femme, et la malheureuse a succombé. Une heure, un instant d’ivresse, et sa vie a été empoisonnée a jamais. La petite Jeanne, dont Jean Alvarez est le parrain, n’est point la fille de M. Dumont. Depuis cette heure fatale, l’épouse déchue, rivée à sa faute comme le forçat à la chaîne infamante, subit le plus odieux des supplices. En vain a-t-elle horreur de l’homme qui l’a séduite, en vain est-ce son mari qu’elle aime : Alvarez est toujours là, réclamant ses droits, prolongeant bon gré mal gré la faute transformée en crime, contraignant la victime à une infamie secrète en la menaçant de l’infamie publique, jaloux du mari aimé, lui disputant chaque jour, sans relâche, sous ses yeux mêmes, sa femme éperdue, lui disputant sa fille, et se servant de l’innocente, ô profanation ! pour espionner les secrets de l’alcôve. Voilà sept ans déjà que dure ce supplice. Si l’infortunée, à bout de forces, veut s’enfuir de sa geôle, si elle décide son mari à partir pour l’Italie secrètement, précipitamment, Alvarez, informé par le mari même, — et comment ne le serait-il pas, puisqu’il est l’associé du banquier et que pendant ce voyage il doit le remplacer à la tête de sa maison ? — Alvarez ramène son esclave sous le joug. « Vous ne partirez pas, ou je dirai tout ! Vous m’appartiendrez, ou vous êtes perdue ! » Effrayée de ces cris, de ces violences, la victime, chez qui tout ressort moral semble brisé, courbe la tête en poussant des sanglots, et rentre dans son enfer. Le mari est si confiant, l’amant si odieux, la femme si lâche, que cette situation impossible durerait encore bien des années sans l’intervention, fort utile cette fois, du scandale public. L’envie a fait son œuvre, la médisance a parlé, l’explosion est prête, et avant que la journée soit finie M. Dumont sera charitablement édifié sur les inexplicables tristesses de sa femme.

C’est maintenant Alvarez qui est impatient de partir ; prévenu du péril, il veut emmener Mathilde et Jeanne, la mère et l’enfant. « Partons ! je suis votre seul refuge. Allons au bout du monde, et soyez à moi seul. » Voilà ce qu’il lui écrit dans un billet que la petite Jeanne apporte à sa mère, tandis que les joyeux éclats de la fête enfantine emplissent toute la maison. Partir avec l’homme qui la torture depuis sept ans ! oh ! non, ce n’est pas là qu’est son refuge. Que devenir alors ? comment échapper à la honte ? ou trouver un asile ? La mort serait bien un dénoûment ; mais soit qu’un instinct secret l’avertisse qu’elle n’a pas le droit de se soustraire à l’expiation, soit que le courage lui manque, comme elle dit, elle n’ose point se frapper elle-même. N’a-t-elle point encore sa vieille mère, une sainte femme, dont elle ne saurait soutenir la vue, et que ces révélations tueraient ? Elle n’ajoutera pas ce crime à tant de hontes. Pendant qu’elle délibère ainsi avec elle-même, dans le paroxysme de la confusion et de l’horreur, brisée, abattue, anéantie, elle voit arriver son mari. Ah ! voilà le soutien, voilà le refuge, c’est à lui de frapper, à lui de dénouer comme il voudra ce drame