Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 57.djvu/608

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

n’avait pas. Il ne voulait point qu’on révélât la grandeur du péril, mais il ne la comprenait que trop. Il envoya successivement les régimens de cavalerie Lorraine et Schneidau, les régimens d’infanterie Spaar et Taxis et le contingent suédois renforcer le centre. Il n’osait encore dégarnir entièrement sa ligne, de peur que les Turcs, pénétrant sur la rive abandonnée, n’enveloppassent complètement l’armée.

Le prince de Lorraine, faisant alors l’épreuve de sa grandeur future, arrêta un moment l’attaque emportée des Turcs, et les refoula jusqu’au village de Grossdorf, où s’étaient logés, comme on l’a vu, les janissaires. Là les Turcs se trouvèrent attaqués d’un autre côté par les régimens français de Grancey, Espagny et Turenne, que Coligny avait détachés malgré les instructions de Montecuculli, s’exposant à voir forcer sa ligne, mais n’écoutant que l’instinct d’un soldat qui ne peut voir écraser ses voisins sans accourir. Arrivant à la fois de la droite et de la gauche, ce secours vigoureux permit à quelques régimens de l’empire de se rallier et de reprendre leur rang. Le margrave de Bade, secouant la fièvre qui l’avait retenu, se fit hisser sur son cheval. Kilmanseg et Schmidt ramenèrent quelques soldats. Cependant les Turcs résistaient avec acharnement aux Français. Il y eut en ce moment plusieurs janissaires, coupés et renfermés dans une des maisons de bois du village, qui aimèrent mieux se brûler que se rendre, « obstination héroïque, dit Montecuculli, qui mérite qu’on y fasse attention pour l’avenir, et qui m’a souvent empêché de dormir. » Néanmoins ces attaques avaient à peine arrêté le flot toujours grossissant de l’armée turque. Les janissaires étaient incessamment renforcés par de nouveaux détachemens qui passaient le fleuve, élevaient des retranchemens et remplaçaient devant l’ennemi leurs compagnons fatigués ou tués. Le cercle où la bataille s’était concentrée se remplissait à vue d’œil de nouveaux combattans. « C’était une multitude d’hommes semblable au flux et reflux de la mer, qui pousse et qui est repoussé tour à tour. On se battait corps à corps ; les meilleures troupes de la Turquie étaient là. » Nul ne pouvait prévoir l’issue d’une telle mêlée, où le courage et l’énergie individuelle semblaient seuls en jeu en dehors des combinaisons de la tactique. La lutte se prolongeait depuis six heures ; Montecuculli n’avait pas encore engagé franchement les deux ailes. Il craignait toujours d’être débordé par les Turcs, qui pouvaient franchir la rivière à droite et à gauche du cercle. Toutes ses instructions avaient été calculées en vue de ce danger qui le préoccupait avec raison. Le temps pressait cependant. En se poursuivant d’après le plan primitivement réglé, la bataille devait être perdue pour les chrétiens. La ligne trop étendue sur laquelle avaient été