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tion brutale d’un fait, d’un personnage ou d’un point de vue. La main seule compte pour quelque chose ; elle domine le cerveau : l’esclave est devenue maîtresse. Parmi les artistes, je vois beaucoup de virtuoses et fort peu de créateurs. C’est l’invention cependant, au sens originel du mot, invenire, trouver, qui est par excellence le cachet d’un art quelconque. Si la seule mission de la peinture est de reproduire, ce n’est plus un art, c’est un métier ; Un homme de talent dont on ne récusera pas la compétence, Raymond Gayrard, a écrit : « Selon quelques artistes, fort estimables du reste dans une partie de leurs travaux, le matériel délimitation suffit pour produire des chefs-d’œuvre. Il est évident que ce n’est là envisager que le côté pittoresque, qui est le côté le plus étroit de l’art. Il y a avant tout, et au-dessus de tout, le côté moral, le côté poétique. » Rien n’est plus vrai. Sinon, dans M. Blaize Desgoffes, qui sait copier jusqu’à l’illusion un morceau d’ivoire, un pan d’étoffe, un verre plein de vin, il faudrait reconnaître le plus grand peintre des temps modernes, supposition tellement étrange qu’elle est inadmissible. Le sultan Mahomet II, étonné des victoires que remportait Scanderberg, fit prier le terrible Épirote de lui donner son épée. Le sultan ne fut pas moins vaincu, et comme il accusait Scanderberg de l’avoir trompé, celui-ci répondit : « Ce n’est pas mon épée qu’il te faudrait, c’est le bras qui la manie et la tête qui la dirige. » Quelle que soit l’habileté matérielle qu’un peintre puisse acquérir, si son cerveau n’est pas incessamment développé par l’étude et par la réflexion, elle lui sera aussi inutile que l’épée de George Castriota entre les mains de Mahomet II.


I

Jusqu’à présent, on pouvait encore espérer que la sculpture parviendrait à éviter cette dégénérescence qui saisit la peinture. La nécessité de certaines lignes, la rigidité imposante du marbre, lui avaient conservé quelque chose de sévère et de froid qui n’était pas sans grandeur. Nous avions eu plusieurs fois à indiquer des œuvres remarquables qui avaient mérité un rapide renom à leurs auteurs. Tout en constatant que nul encore n’avait fait oublier ou n’avait remplacé Pradier, Rude et David, nous avions pu, malgré des tendances parfois plus sensuelles qu’il n’aurait fallu, donner des éloges à des efforts consciencieux que le succès avait récompensés. C’était là du moins, à défaut de chefs-d’œuvre, que nous trouvions des preuves d’un travail austère et un. certain idéal qui cherchait à s’élever au-dessus des productions vulgaires. Aujourd’hui la sculpture elle-même s’affaiblit ; elle aussi, elle paraît laisser avec insouciance baisser son niveau. Le nombre des statuaires