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l’Aïnsaba, nous nous engageâmes dans une seconde plaine, moins belle comme végétation, mais plus salubre, à en juger par les nombreux villages qui en couvraient les ondulations. Une rustique église, bâtie à l’entrée du plus gros de ces villages, m’indiqua que j’étais arrivé au terme de mon court voyage. Ce village était en effet Keren, chef-lieu de la tribu des Bogos. Nous fûmes salués par des cris de joie, des coups de fusil, toute une fantasia dont la spontanéité me donna la mesure de la popularité du père Stella parmi ces bonnes gens. Un quart d’heure après, nous étions installés chez lui, et nous goûtions son hospitalité patriarcale.

Keren aligne ses trois cents maisons au pied d’une grosse masse de granit appelée Zevan, la plus pittoresque, mais non la plus haute des six ou sept montagnes qui font de cette plaine un cirque de quatre lieues de long, rayé par une trentaine de torrens qui finissent par se réunir en un seul et aller se perdre, à l’ombre d’une belle forêt, dans l’Aïnsaba. On devine que mon premier soin fut de faire connaissance avec ces fiers sommets d’où ma vue inquiète pouvait interroger un horizon de quinze à vingt lieues de rayon, soit qu’elle se portât au sud vers la sierra crénelée des hautes montagnes de l’Hamazène, soit qu’elle se reposât au couchant sur la muraille unie du Debra-Salé aux nombreux cloîtres disparus, soit enfin qu’à travers une large fissure elle embrassât le splendide désert de Barka jusqu’au triple pain de sucre de Takaïl, dont la silhouette bleu foncé tranchait nettement, quoique sans dureté, sur l’azur lumineux du ciel. Fatigantes et délicieuses excursions qui me firent trouver trop courtes les journées que je passais à Keren et qu’accidentaient parfois de bizarres rencontres ! Un jour que je descendais de roc en roc la pente du Mont-Lalamba, mon regard distrait tomba sur une grosse racine que j’allais fouler aux pieds et qui me parut d’une couleur étrange. Je regardai plus attentivement, et je vis la prétendue racine se terminer, trois ou quatre pieds plus loin, par une grosse tête plate, dressée à seize pouces de terre, et qui fixait sur moi deux petits yeux brillans, d’un air effaré, presque scandalisé, tellement comique que je ne pus m’empêcher de rire. C’était un serpent. Le reptile intimidé glissa parmi les rochers, et je ne le revis plus. Le lendemain, descendant un petit sentier à chèvres le long de l’Aïtaber, je dérangeai brusquement un jeune léopard de belle venue qui dormait au soleil, et qui ne fit que trois sauts jusqu’à sa tanière, où il se blottit tout entier. Du reste, dans ce pays, la bête fauve est timide et l’homme est brave ; j’en eus la preuve la nuit même qui suivit mon arrivée. Un lion assaillit un troupeau que gardaient deux jeunes garçons de quatorze à quinze ans, et saisit une chèvre. Un des deux pâtres, armé d’un bâton, courut au voleur et lui appliqua quelques coups sur la croupe, ce que voyant, le lion lâcha la chèvre, se