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(il a la vue perçante et nous juge bien), et si vous dînez d’un oignon et que vous demeuriez dans un grenier au septième étage, il n’en doit rien paraître à vos vêtemens, car c’est d’après eux que vous êtes bien ou mal vu. » Les recommandations recommencent avec chaque lettre nouvelle ; ce n’est point là le fait d’un bien méchant homme, on en conviendra. Les époux se fixent à Toulouse, puis à Montpellier, et nous voyons Sterne prendre tous les soins imaginables pour que son ménage ne manque de rien pendant deux longues années. Enfin il dut quitter sa femme et sa fille pour le voyage en Italie en 1764, et il les laissa dans le midi de la France, où elles séjournèrent jusqu’à la fin de 1767 ; pendant cette longue absence, il ne cessa un seul instant de veiller sur elles. Chacune de ses lettres est un bon pour 20 livres, pour 50 livres, pour 100 livres ; l’une d’elles contient ce détail curieux : « Mistress Sterne ne compte pas dépenser plus de 5,000 livres françaises par an ; mais entre nous 20 livres sterling de plus ou de moins ne font pas une différence. » On conviendra qu’une femme à qui son mari permettait de dépasser pour ses dépenses annuelles et celles de sa fille la somme énorme pour l’époque de 5,000 francs n’a jamais pu se plaindre qu’il la laissât mourir de faim.

N’a-t-on pas dit aussi qu’il était mauvais père, et cela tout simplement parce qu’on avait appris qu’il employait sa petite Lydia à recopier les pages de la seconde partie du Tristram Shandy ? Là-dessus violens murmures de tous les pharisiens d’Angleterre. Comprend-on un père assez dépourvu de sens moral pour insulter à ce point à la pudeur de sa fille ! Faire copier à un enfant les pages du livre le plus immoral qu’on ait écrit ! — Eh bien ! à considérer la chose froidement, ce crime n’est pas même une faute. Tristram Shandy est rempli d’indécences, cela est certain ; mais ces indécences sont enveloppées et entortillées de telle sorte que c’est à peine si les yeux de l’homme le plus expérimenté peuvent les surprendre : miss Lydia pouvait donc en copier les pages sans que son innocence en souffrît plus que si elle avait copié son prayer book. Il est vrai de dire que c’est une de ces choses qu’on ne fait pas, même quand on est sûr, comme dans le cas présent, qu’elles ne peuvent avoir aucun résultat mauvais. C’est pour soi qu’on ne les fait pas, pour éviter d’insulter, non pas à une pudeur qui ne court aucun risque, mais à sa propre pudeur. Or peu d’hommes sont capables de cet excès de délicatesse morale, et Sterne en était moins capable que tout autre, car il n’eut jamais aucune candeur ni aucun sens de cette bienséance qu’on peut appeler la politesse du parfait honnête, homme envers son âme. Croirait-on par exemple que dans les lettres à sa Lydia, devenue une grande jeune fille, il pousse l’oubli de toute conve-