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assez remarqué l’importance du célèbre avertissement d’Eugenius à Yorick, qui se trouve justement au début du Tristram Shandy, et qui trahit une préoccupation singulièrement vive. Un auteur américain a fait un joli conte sur un homme qui monte en ballon pour échapper à ses créanciers : Tristram Shandy fut le ballon dans lequel Sterne monta pour échapper aux docteurs Topham et aux docteurs Burton, aux Phutatorius et aux Slop de tout genre qu’il ne pouvait manquer d’avoir soulevés contre lui.

S’il en fut ainsi, on peut dire que Sterne triompha ; il triompha, non sans beaucoup de horions et sans présenter quelque peu le spectacle du docteur Slop au début du Tristram. Le public rit et battit des mains, malgré les froncemens de sourcil du sévère Johnson, malgré les critiques acerbes du doux Goldsmith, malgré les pamphlets de Grub street et les invectives assez bien justifiées des fanatiques. Le succès fut immense, et en dépit des critiques l’Angleterre, par ses acclamations réitérées, s’obstina à reconnaître dans Sterne l’un de ses plus vrais enfans. Son jugement fut celui de ce vieux lord Bathurst qui quelques années plus tard chatouilla si agréablement la vanité de Sterne, et Londres lui dit comme l’ancien ami des beaux esprits du temps de la reine Anne : « C’est moi dont vos Pope et vos Swift ont tant parlé en vers et en prose. J’ai vécu toute ma vie avec des génies de cet ordre, mais je leur ai survécu, et, désespérant de rencontrer jamais leurs pareils, j’avais réglé mes comptes et fermé mes livres déjà depuis quelque temps ; mais vous avez allumé en moi le désir de les rouvrir une fois encore avant de mourir ; venez dîner avec moi. »

Sterne se rendit à l’invitation de Londres ; il y fut le lion du monde fashionable, et son succès ne se ralentit pas un instant jusqu’à sa mort. David Garrick, le grand comédien, se fit son introducteur dans la société, lui ouvrit la porte de ces plaisirs qui lui étaient si chers, et le protégea contre ses ennemis. On ne peut rencontrer le nom de Garrick sans dire l’estime singulière qu’inspire cet homme remarquable, qui doit avoir été aussi éminent par le caractère que par les talens, pour avoir occupé dans une société comme la société anglaise du XVIIIe siècle une place aussi haute. Il vécut familièrement avec tout ce que l’Angleterre comptait de personnes nobles ou illustres, renommées par la vertu et le talent, et jamais il ne se trouva inférieur à ses amitiés. Le fait d’avoir été l’ami non-seulement de je ne sais combien de lords et de membres de l’église, mais d’hommes de caractères aussi divers que Fielding, Hogarth, Samuel Johnson, Goldsmith, Joshua Reynolds, Sterne, Warburton, témoigne hautement qu’il y avait en lui un homme moral plus grand encore que le comédien. Ses relations avec Sterne,