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Sterne a du génie pendant dix lignes, pendant cinq lignes, pendant une seule ligne, et où il est médiocre, même nul, tout le reste du temps.

Il est vrai que cette intermittence d’inspiration trouve une excuse dans la nature même des dons de Sterne. Sterne n’a pas, à proprement parler, d’imagination ni de puissance de réflexion ; il n’invente pas, il se souvient. Lisez avec attention le Tristram Shandy, et vous vous convaincrez que toutes les fois que Sterne est médiocre, c’est qu’il essaie de raconter autre chose que ce qu’il a vu ou senti. Si nous connaissions jour par jour sa vie, nous trouverions non-seulement que tous ses originaux ont été peints d’après nature, mais que toutes ses pages excellentes ont été d’abord écrites pour ainsi dire dans la réalité extérieure. Chose curieuse à dire, le grand mérite de ce talent si artificiel dans ses digressions, si tourmenté, si compliqué, si peu naïf dans son allure générale, c’est la vérité. Ses petits tableaux sont fidèles à la réalité jusqu’au scrupule et ont le même genre de poétique exactitude que nous rencontrons dans les tableaux hollandais. Comme chez les Hollandais, nous admirons l’art avec lequel l’auteur sait peindre également toutes les parties de ses tableaux et l’équilibre qu’il sait garder entre la partie purement matérielle de ses petits drames, c’est-à-dire la scène, les décors, les accessoires, et la partie vivante, c’est-à-dire les personnages. Une tasse, un tapis, une cage, un pot de fleurs, Sterne n’oublie rien, pas plus que Miéris, Metzu, Terburg ou Van Ostade ; tous ces petits objets se détachent sur sa toile avec un relief étonnant. Je le demande, aujourd’hui que les peintures hollandaises sont si fort à la mode, et que les Hobbema se paient des sommes si énormes, à quel prix ne monteraient pas les petits tableaux de Sterne, si par un coup de baguette magique on pouvait transformer ces pages écrites en toiles peintes !

Nous avons été sévère pour les défauts de Sterne, mais il est juste de dire que ces défauts tenaient surtout à une cause qui tendait à disparaître avec les années. Sterne, comme nous l’avons vu, avait commencé à écrire très tard ; on a beau avoir de l’esprit, le métier d’écrivain demande un long apprentissage, et Sterne n’en avait jamais fait. N’oublions pas aussi que sept rapides années composent toute la carrière littéraire de Sterne, une des plus courtes que l’on connaisse. Qu’aurait-il fait s’il avait vécu ? Quoique ce soit un âge bien avancé que cinquante ans pour jeter sa gourme d’écrivain, Sterne l’avait jetée pourtant dans les premières parties du Tristram, car déjà dans les dernières le progrès est très sensible, et dans le Voyage sentimental, qui fut écrit durant les mois qui précédèrent la mort de l’auteur, la transformation est complète.