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de prospérité. Les ports ne sont pas ouverts au commerce de toutes les nations. Chaque localité est ravitaillée par un navire qui arrive tous les ans du Danemark et y laisse une provision suffisante de sucre, café et biscuit de mer, de bois et de houille. Le gouvernement surveille de près ces approvisionnemens et ne laisse introduire que ce qu’il lui convient que les indigènes achètent, prétendant que s’il permettait aux navires étrangers de commercer librement avec les natifs, ceux-ci échangeraient leurs fourrures, leur huile de baleine et leurs poissons secs contre des liqueurs fortes qui ruineraient leur santé et corrompraient leurs mœurs. A l’abri du régime restrictif auquel ils sont soumis, les Esquimaux du Groenland vivent paisibles et heureux, sans se douter que leur pays pourrait, avec un peu plus de liberté commerciale, devenir un peu plus riche et tenir un peu plus de place dans l’histoire du monde. Cependant les ports du Groenland sont sur la route naturelle des navires qui remontent le détroit de Davis pour se rendre dans les régions plus septentrionales où la baleine est abondante. Le bras de mer qui sépare le Groenland du Labrador, encombré pendant la plus grande partie de l’année par les glaces flottantes qui descendent du pôle, n’est navigable que près de la côte orientale. De l’autre côté, le climat est plus rude, les banquises s’amoncèlent, et c’est à peine si quelques pêcheries, abandonnées en hiver, ont pu être établies sur les rivages du Labrador.

Après un court séjour dans la rade de Holsteinborg, le George Henry n’avait plus qu’à traverser le détroit de Davis de l’est à l’ouest pour arriver dans l’une des baies de la Terre-de-Cumberland, où ce bâtiment devait séjourner, tandis que son équipage se livrerait à la pêche de la baleine. Cette traversée est toujours périlleuse, même pendant les trois seuls mois de l’année, juillet, août et septembre, où la mer est ouverte. D’immenses montagnes de glace flottent çà et là au gré des vents, et présentent toutes les formes variées que l’imagination peut concevoir, tantôt découpées en arcades gothiques comme une cathédrale, tantôt couronnées par des lignes plates et régulières comme les ruines d’un château féodal que quelque géant aurait érigé à leur sommet ; mais, si l’œil s’arrête avec plaisir sur ces découpures pittoresques où rien n’apparaît de vivant que quelques troupes d’oiseaux de mer, le marin ne saurait prendre trop de précautions pour éviter que son navire ne vienne à se briser contre ces masses prodigieuses. Le danger est encore accru par des brouillards d’une intensité extraordinaire qui envahissent tout à coup l’horizon. Lorsque les brouillards s’étendent sur la mer, ce sont les jours tristes et sombres des régions arctiques. Quand au contraire le soleil brille, les glaces, les nuages,