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de Constantinople l’intérêt des chrétiens du Liban, elle reconstituait implicitement, aux yeux de ceux-ci, le vieux monopole de patronage que nous l’avions de si bonne grâce invitée à partager. Nous ne voyons pas trop non plus ce que l’Angleterre, l’Autriche et la Russie auront gagné à mettre en évidence, pour les Druses comme pour les chrétiens, pour les Grecs comme pour les Maronites, pour les schismatiques comme pour les catholiques, qu’en 1861, non moins qu’en 1840[1], nous étions également seuls à vouloir résolument l’unité politique et l’autonomie administrative de la montagne. La France n’avait donc pas à éluder le souvenir de ses deux échecs : outre qu’il n’y aurait ici de véritablement vaincues que l’humanité, la logique et la justice, le premier ne prouverait que la méticuleuse loyauté de notre intervention, l’autre constate la légitimité de notre influence sur les populations libanaises ; mais nous devions par cela même éviter, sous peine de nous amoindrir, gratuitement, toute récrimination qui ressemblât à de puériles revanches de la vanité froissée, ou qui pût nous faire soupçonner de demander à l’avenir quelque égoïste et cruelle justification de nos prévisions et de nos conseils.

Sous ce dernier rapport, la politique officielle est même allée beaucoup plus loin que le sentiment public. Non contente de promettre sa neutralité à l’expérience triennale inaugurée par le règlement de 1861[2], notre diplomatie, au risque de créer des argumens contre ses propres craintes, au risque de donner le change sur la valeur d’un système dont elle désirait si justement la condamnation, n’avait pas hésité à saisir la première occasion d’en at-

  1. Avec moins de succès, il est vrai. En 1840-41, bien que le guet-apens diplomatique du 15 juillet ne nous eût pas laissé le temps de nous reconnaître, et bien que les soulèvemens habilement fomentés parmi les Druses et les Maronites ajoutassent à l’argument du fait accompli celui d’une sorte de consentement national, l’idée française inspirait encore assez de ménagemens à la coalition européenne victorieuse pour que celle-ci, tout en sacrifiant l’émir Béchir, respectât dans le Liban le double principe de l’unité et de l’indigénat : ce n’est en effet que beaucoup plus tard, et encore à titre d’expédient, que fut substitué à l’unité le fatal système des deux caïmacamies. Comment avons-nous moins obtenu il y a quatre ans, malgré l’autorité exceptionnelle que nous donnaient dans la question le récent sauvetage de la Turquie, le contraste du service rendu, avec l’égorgement systématique de nos protégés, la présence en Syrie d’une expédition française, le consentement officiel de l’Europe à cette intervention armée ?… C’est qu’apparemment l’Europe ne prenait pas pour une simple curiosité archaïque ces vieilles chartes de protection dont notre diplomatie dédaignait même de se souvenir en 1854 et qu’elle annulait bénévolement, deux années plus tard, en consentant à ne plus figurer que pour un sixième dans l’arbitrage des affaires chrétiennes du Levant. La coalition de 1840 recula devant ce qu’elle eût considéré encore comme une violation du droit européen, tandis que nos alliés de 1861, en écartant l’idée française, restaient dans les limites nouvelles de ce droit, dans le rôle légal et accepté de majorité.
  2. Documens diplomatiques de 1861. Circulaire de M. Thouvenel du 1er juillet 1861.