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Il y a un conteur, dis-je, chez Mme de Gasparin, comme il y a un moraliste, comme il y a un paysagiste, et ce triple don, soutenu, vivifié par une observation directe, perçante et originale, est certainement la meilleure partie de ce talent. Conteur ou moraliste du reste, Mme de Gasparin l’est à sa manière, qui n’est pas la manière commune, qui est celle des imaginations ingénieusement capricieuses et ardentes. Ce n’est point à coup sûr un romancier. Elle n’a rien de l’inventeur qui coordonne un récit, déroule d’une main sûre la trame d’une fiction et s’efface dans la reproduction désintéressée de caractères logiquement reconstruits. Elle serait bien capable de s’arrêter chemin faisant, au premier détour de l’action, et de dire comme dans un de ses contes : « Il fait bon ici, le chemin se glisse sous le couvert ; des branches fleuries viennent vous frapper le visage. À mesure que vous avancez, des bruits d’ailes, un cri léger, un vol rapide, décèlent les nids que votre main, en écartant les rameaux, fait doucement balancer… Un tronc mort est couché dans l’ombre ; il fait frais, restons. Belle retraite pour philosopher, belle occasion pour discourir avec soi-même… » Belle occasion pour respirer les arômes, pour regarder la dentelle des feuilles se découpant dans le ciel bleu, pour se sentir vivre, l’âme a comme suspendue dans l’éther, » et pour laisser là le roman commencé ! Les histoires de Mme de Gasparin ne sont donc pas des histoires, ses personnages ne sont pas des personnages ; ce sont des réductions, des types resserrés sur lesquels se concentre un rayon de lumière échappé de l’imagination de l’auteur ; ses figures ne sont pas même des figures, ce sont des silhouettes qui passent et se succèdent. Où prend-elle ses héros ? Un peu partout, presque jamais dans le monde d’en haut, le plus souvent dans le monde des humbles et des petits ou des excentriques, dans un faubourg perdu, dans un taudis visité par la misère, dans la ferme des montagnes, dans les pâturages ou sur le chemin.

Et ils sont en vérité curieux, ils forment une galerie singulière, j’allais dire une ménagerie, tous ces petits êtres, réels et fantastiques à la fois, subtilement fouillés et Vivement enlevés, bûcherons, vachers, fromagers, laboureurs, héros obscurs de quelque détresse inconnue ou passans qu’on voit défiler à l’horizon pour ne les revoir jamais. Ils ont un relief étrange dans un cadre de fantaisie et prennent je ne sais quelle originalité qui tient ou à une situation poignante ou à un ridicule familier, à une nuance de physionomie ou à une habitude morale ; monde en définitive assez bizarre où fourmillent les apparitions les plus diverses, depuis le jeune capitaine hégélien qui marche avec l’imperturbable assurance d’un dieu à la régénération de l’humanité, au risque de faire couler des flots de sang, — c’était au temps des révolutions d’il y a quinze