Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 58.djvu/209

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à la maison, et d’une de ces mères qui, à force de plier, de se courber, finissent par n’avoir plus une idée, plus le sentiment d’elles-mêmes. Tant que l’enfance dure, passe encore pour le pauvre garçon : il court, il vit aux champs. A mesure que l’âge vient, il ne se débrouille pas ; au contraire il acquiert la conscience de sa laideur et de sa stupidité, il devient le souffre-douleur de son père, blessé dans sa vanité. Il se pelotonne d’abord au coin du foyer, puis il devient morne, sauvage. L’insuffisance de nourriture, la solitude, les plaies qui viennent, font le reste : alors : il va se blottir dans un réduit, au grenier, comme les bêtes fauves, « ’ et se met à l’écart pour mourir. » Le père ne va jamais le voir ; la mère monte et descend sans cesse l’escalier sans rien dire. Un jour elle trouve l’enfant mort, et elle redescend effarée. Le campagnard tousse, se secoue, et impose silence à sa femme, qui se replie, s’affaisse, et la tête basse, le pas mal assuré, « retourne dans la cuisine, au coin du foyer, accroupie comme hier, comme il y a une année, comme demain, comme dans dix ans, tant qu’elle vivra. » L’auteur aime visiblement ces petits drames et ces héros obscurs, Kalampin, le petit Juif, Ulysse, qu’elle rapetisse, qu’elle abaisse, pour les relever par un rayon de lumière morale qu’elle laisse tomber sur eux.

Quelquefois aussi Mme de Gasparin tourne son regard vers un autre monde, et alors ce sont des histoires comme celle de la mystérieuse Anglaise, lady Mary, la fille d’un honnête docteur du Yorkshire, qui a épousé un jeune gentilhomme, a tout pour elle en apparence, la beauté, la fortune, le rang, et s’éteint dans l’obscurité au milieu des fleurs dont elle s’entoure. De quoi meurt-elle donc ? Elle meurt peut-être d’un « suicide sans préméditation, » comme elle dit, d’un accident, et elle meurt aussi bien plus sûrement d’un mal innommé, du sentiment du vide et de la solitude, d’une découverte toute morale. Un jour elle s’aperçoit que son bonheur est perdu avec son mari sir John, et par degrés elle glisse dans une indifférence qui la tue. « D’un regard clair, elle avait sondé le caractère de son mari, elle le voyait comme il était : incapable de tenue, jamais fixé ni dans le bien ni dans le mal. » Garder du ressentiment contre son mari, non ; maintenant c’était fini, elle ne s’irritait plus, une réalité morne lui déchirait le cœur. Dans un moment où elle souffre, sir John l’entoure de tendresse et s’écrie : « Mon amour, mon amour, vous ne mourrez pas. » Elle fixe sur lui un regard limpide plein d’une expression terrible, et répète ironiquement ces mots : « Mon amour, mon amour ! » Puis, se tournant vers une personne qui est là, d’un accent bref, tranchant comme une hache, elle ajoute : « Six semaines après ma mort, il sera remarié ! » Elle est impitoyable dans sa supériorité sur son