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thèque de Poitiers. Seulement l’athéisme de ce moine libre penseur se distingue beaucoup, selon M. Beaussire, de l’athéisme généralement répandu au XVIIIe siècle. M. Beaussire croit y retrouver la première apparition du panthéisme idéaliste développé depuis par la philosophie allemande. En un mot, il aurait découvert, nous dit-il, dans un couvent de bénédictins un précurseur français de Hegel. C’est là le côté neuf de son travail. Sans contester toutefois les rapprochemens intéressans que fait l’auteur entre dom Deschamps et Hegel, hâtons-nous d’ajouter à l’honneur de celui-ci qu’il n’aurait jamais accepté les conséquences subversives et étrangement hardies devant lesquelles le bénédictin ne recule pas, et qui n’ont été défendues en Allemagne que par les branches les plus grossières et les plus discréditées de l’école hégélienne.

Indépendamment du manuscrit de dom Deschamps, M. Beaussire a eu à sa disposition une correspondance du bénédictin avec le marquis Voyer d’Argenson, cet ami commun dont parle Diderot. Ce personnage, l’un des correspondans de Voltaire, et qui participait à la liberté d’esprit et à la singularité d’opinions de toute sa famille, était le fils du comte d’Argenson, ancien ministre de la guerre sous Louis XV et neveu de d’Argenson l’aîné, l’auteur des Considérations sur le gouvernement de la France et des Mémoires si hardis et si piquans. Lui-même fut le père du marquis d’Argenson, célèbre comme un des chefs du parti libéral de la restauration. Ce correspondant de dom Deschamps fut son disciple le plus fidèle et le plus dévoué.

Enfin une troisième classe de papiers a mis entre les mains de M. Beaussire des lettres autographes de Jean-Jacques Rousseau, de Voltaire, d’Helvétius, de d’Alembert, et d’autres personnages célèbres du temps, avec lesquels dom Deschamps a été en communication. C’est là qu’est le vrai joyau de la publication de M. Beaussire.

On sait très peu de chose sur la vie de dom Deschamps. Il mena très régulièrement, tout porte à le croire, une existence monastique, se partageant toutefois entre le cloître et le monde, car nous le voyons séjourner à plusieurs reprises au château des Ormes, chez son ami Voyer d’Argenson ; c’est là même qu’eut lieu cette débauche de philosophie que nous a racontée Diderot. Tout libre penseur qu’il était, dom Deschamps était fort attaché aux intérêts de sa communauté, dont il était l’administrateur. Il savait, sans hypocrisie, concilier les convenances extérieures avec les plus grandes hardiesses spéculatives. L’un de ses amis le recommandait à l’évêque de Poitiers en des termes qui sont un témoignage étrange de l’esprit du temps. « Vous lui rendriez peu de justice, si vous le croyiez incapable de faire abstraction de ses spéculations philosophiques pour remplir les devoirs graves d’un ministère public et sacré. Il sait assurément penser avec les sages et agir comme il convient avec ceux qui ne le sont pas. »

En quoi consiste donc le système de ce philosophe inconnu, et par où se distingue-t-il de la philosophie de son temps ? C’est ce que nous apprend M. Beaussire. Dom Deschamps était fort ennemi de la philosophie du siècle : il la trouvait grossière, ignorante et aveugle. Il écrivit contre le Système de la nature, et même avec tant d’intolérance, que Voltaire crut voir en lui un ennemi de la philosophie. C’est à propos de cet écrit qu’il adressait à