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à rendre l’idée confuse que j’en conçois par quelque chose de connu, je le rapporterais à celui de Spinoza ; mais s’il découlait quelque morale de celui-ci, elle était purement spéculative, au lieu qu’il paraît que le vôtre a des lois pratiques, ce qui suppose quelque sanction.

« Il paraît que vous établissez votre principe sur la plus grande des abstractions. Or la méthode de généraliser et d’abstraire m’est très suspecte, comme trop peu proportionnée à nos facultés. Nos sens ne nous montrent que des individus ; l’attention achève de les séparer ; le jugement peut les comparer un à un, mais voilà tout. Vouloir tout réunir passe la force de notre entendement, c’est vouloir pousser le bateau dans lequel on est sans rien toucher du dehors. Nous jugeons jusqu’à un certain point du tout par les parties. Il semble au contraire que de la connaissance du tout vous vouliez déduire celle des parties ; je ne conçois rien à cela. La voie analytique est bonne en géométrie ; mais, en philosophie, il me semble qu’elle ne vaut rien, l’absurde où elle mène par de faux principes ne s’y faisant point assez sentir.

« Votre style est très bon, c’est celui de la chose. Vous avez la tête pensante, des lumières, de la philosophie. Votre manière d’annoncer votre système le rend intéressant, même inquiétant ; mais avec tout cela je suis persuadé que c’est une rêverie. Vous avez voulu avoir mon sentiment, le voilà. Je vous salue, monsieur, de tout mon cœur. »

On nous pardonnera d’avoir cité in extenso cette lettre si sensée et si spirituelle, et qui aurait encore aujourd’hui de si opportunes applications. Celle qui suit avait été déjà publiée et se trouve dans la correspondance de Rousseau ; mais elle est très incorrecte, et M. Beaussire en rétablit le véritable texte. Rousseau y avoue ingénument son incapacité pour la métaphysique. « La vérité que j’aime, dit-il, n’est pas tant métaphysique que morale… Si mes sentimens étaient démontrés, je m’inquiéterais peu des vôtres ; mais, à parler sincèrement, je suis bien plus persuadé que convaincu. Je crois, mais je ne sais pas. » Dans une autre lettre, Rousseau fait des aveux non moins piquans sur les lacunes et les faiblesses de ses facultés. Comme on lui a fait la réputation d’être un grand logicien, il est curieux de voir avec quelle sévérité il se juge lui-même à ce point de vue. « Vous êtes bien bon, dit-il, de me tancer sur mes inexactitudes en fait de raisonnement. En êtes-vous à vous apercevoir que je vois très bien certains objets, mais que je n’en sais point comparer, que je suis assez fertile en propositions, sans jamais voir de conséquences, qu’ordre et méthode, qui sont vos dieux, sont mes furies, que jamais rien ne s’offre à moi qu’isolé, et qu’au lieu de lier mes idées dans mes lettres, j’use d’une charlatanerie de transitions qui vous en impose. » Ce dernier trait, si curieux, nous explique admirablement l’impression de fatigue que nous font éprouver les ouvrages abstraits de Jean-Jacques Rousseau : il est serré sans être lié, et cette fausse apparence de liaison est une fatigue de plus. En général, les lettres données par M. Beaussire font beaucoup d’honneur à Rousseau. Il s’y montre plein de bonhomie et d’ingénuité, à la fois justement respectueux et spirituellement déliant à l’égard de cette métaphysique inconnue qui à la fois l’attire et l’effraie. Dans ce commerce bizarre entre deux hommes qui ne se sont jamais vus, c’est Rousseau qui prend le ton de l’ignorant