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conception française, sur la situation difficile de la Prusse dans l’aréopage projeté, sur les desseins on ne peut plus ténébreux de l’empereur Napoléon. — Et puis, ajoutait l’ambassadeur britannique, le congrès ne devait-il pas forcément s’occuper de la question polonaise, et le gouvernement du roi n’avait-il pas déclaré à plusieurs reprises que toute reconstitution d’une Pologne, la plus restreinte même, serait un danger pour la Prusse ? — L’argument était à coup sûr étrange dans la bouche d’un agent qui jusqu’alors, d’accord en cela avec son chef du foreign office ; n’avait cessé de protester contre une pareille assertion toutes les fois que le cabinet de Berlin avait voulu la reproduire pendant la dernière campagne diplomatique. Aussi M. de Bismark s’empressa-t-il de « prendre acte » des paroles de M. Buchanan et de « se féliciter » de voir enfin l’Angleterre lui rendre justice ; mais il n’en continua pas moins à envisager avec une parfaite sérénité l’hypothèse d’un congrès. « Les puissances dont les intérêts sont plus particulièrement engagés dans cette question polonaise ne pourraient-elles s’accorder d’avance, demandait ingénieusement le ministre prussien, sur l’attitude à garder dans la réunion réclamée par la France, et, cette précaution remplie, quel inconvénient y aurait-il alors à tenter l’entreprise ? » La Prusse, dans tous les cas, ne pouvait procéder qu’avec la plus grande circonspection à l’égard de l’empereur des Français, ajoutait mystérieusement le président du conseil de Prusse, et M. de Bismark se donnait ainsi jusqu’au bout l’air de regretter que le refus de l’Angleterre rendît toute réunion d’un congrès impossible.

Quoi qu’il en soit de ces regrets de M. de Bismark, la proposition française se trouvait être décidément écartée vers le milieu de décembre, et lord Russell put enfin respirer. Ne devait-il même pas être fier à bon droit du résultat de sa dernière et laborieuse équipée ? Il avait isolé le cabinet des Tuileries, rétabli « l’harmonie » entre les quatre grandes puissances, et, ce qui est plus encore, tandis que les autres gouvernemens s’étaient contentés de répondre à l’empereur des Français avec une courtoisie évasive et diversement nuancée, lui, il avait exprimé sa pensée en « homme de loyauté et d’honneur ; » il l’avait exprimée avec aussi peu de circonlocutions et autant de mauvaise humeur que possible… Malheureusement, dans ces cinq ou six semaines si bien remplies par la guerre faite à un fantôme, les catastrophes s’étaient multipliées du côté de la Baltique. Un monarque patriote y était mort au milieu de la crise, un prétendant étrange y avait surgi, les premières lueurs d’une guerre de succession avaient apparu à l’horizon, et pendant que sir Andrew Buchanan s’était épuisé à combattre l’idéologie française à Berlin et à y prêcher des vues « pratiques, » M. de Bismark avait tranquillement marqué ses étapes vers le port de Kiel…