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du vaste territoire de l’Union une ligne de frontières idéale ; la guerre l’a déjà effacée à demi, et la reconstitution des états reconquis la fera totalement disparaître. Les frontières véritables de la république américaine ne seront plus cherchées au nord que le long du Canada, au sud le long du Mexique ; mais, il y a quelques mois encore, à l’époque où je visitais les États-Unis, le mot de border-state avait gardé toute sa signification, que la guerre civile avait même rendue plus apparente et plus sinistre.

Le border-state que je me proposais de visiter était le Missouri, et c’est à Quincy, petite ville de l’Illinois, que je comptais m’embarquer pour me rendre par le fleuve à Saint-Louis. J’arrivai de nuit à Quincy, et descendis aussitôt dans l’unique hôtel de la ville. Toute la journée, j’avais entendu parler autour de moi de l’invasion du Missouri, où les confédérés étaient entrés et commettaient de grands excès. Comme il arrive toujours en pareil cas, mille rumeurs trouvaient cours, et l’alarme s’était répandue jusque Quincy. En arrivant à l’hôtel, j’appris que pendant la soirée le gaz avait été subitement éteint dans la ville et à la gare du chemin de fer par une main inconnue. Le portier de l’hôtel avait fait patrouille avec d’autres habitans ; mais, à voir sa mine blême, il me parut qu’au cas où les confédérés passeraient le fleuve et attaqueraient Quincy, il n’y aurait pas lieu de compter beaucoup sur ce défenseur. Dans la chambre commune, où rougissait un fourneau chargé jusqu’à la gueule, se tenaient des groupes d’hommes aux longs cheveux, à la barbe hérissée, sombres et presque tous occupés à lire les journaux en lançant de temps à autre un jet de salive jaunie par le tabac. Certains visages avaient une expression tout à fait farouche. Je vois encore entrer un pauvre soldat boiteux, appuyé sur sa canne et amaigri par les fièvres. Un officier coiffé de son chapeau de feutre noir orné d’une torsade à petits glands où brillent quelques brins dorés s’assoit à une table, et dépouille avec solennité une correspondance que le train du chemin de fer venait de lui apporter. Le maître d’hôtel vient m’annoncer qu’on ne peut pas me donner à souper, parce qu’il est plus de onze heures, il semble étonné que j’insiste, ayant grand’faim, pour obtenir du moins un morceau de pain : les voyageurs américains ont en pareil cas une sorte de résignation et d’indifférence passive qui m’a toujours étonné chez un peuple si libre, si volontaire, si ennemi de toute entrave. Hommes et femmes acceptent sans mot dire les petites misères du voyage avec un fatalisme où se mêle quelque dédain. Les compagnies de chemin de fer ont singulièrement abusé de cette patience ; je ne crois pas m’être jamais trouvé dans un train qui arrivât à destination à l’heure indiquée. Jamais pourtant on ne fit