Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 58.djvu/403

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chaque station j’aperçois les manteaux bleus de quelques cavaliers fédéraux qui ont attaché leurs chevaux aux clôtures de bois. Après une journée entière passée dans les splendides forêts de l’Indiana, on atteint l’Ohio ou Belle-Rivière, et le chemin de fer en suit les bords sinueux depuis Aurore jusqu’à Cincinnati.

Cincinnati est la ville la plus populeuse et la plus importante de la magnifique vallée de l’Ohio ; elle est depuis longtemps déjà florissante, mais la guerre a encore donné une impulsion plus vive à son principal commerce, qui est la salaison et la vente des porcs. Chicago commence pourtant, je l’ai dit, à lui disputer le nom de Porcopolis sous lequel elle a été longtemps désignée familièrement. Dans les rues principales et sur le port règne une grande activité ; les deux gigantesques piles d’un pont suspendu s’élèvent déjà sur les bords opposés du fleuve, et bientôt les trains des chemins de fer passeront au-dessus des bateaux à voiles et des bateaux à vapeur. Partout se dressent d’énormes constructions où l’on emploie les matériaux.les plus variés, les calcaires siluriens qui miroitent au soleil, les grès verdâtres du terrain carbonifère qui ont les délicates nuances de la molasse suisse. La fantaisie des architectes se donne libre carrière ; on ne peut reprocher aux maisons la monotonie, si l’on n’en peut toujours louer le dessin et les proportions. Tous les styles se mêlent, ou plutôt, au milieu de ces formes moresques, gothiques, italiennes, françaises, il n’y a plus aucun style. Les environs sont charmans. Par des faubourgs escarpés, je montai jusqu’au sommet du Mont-Auburn, éminence qui domine la ville au nord. Les versans du côté de Cincinnati sont arides, et sur les pentes supérieures quelques maisons délabrées y pendent sur les couches schisteuses du rocher. Dans ces schistes mis à nu, le géologue peut faire une riche moisson de coquilles siluriennes d’une extrême délicatesse. Au sommet, on domine toute la vallée, et l’on voit la ville étendue autour du fleuve comme un vaste croissant. De toutes parts, la masse confuse des toits, des clochers, des usines, des cheminées, est enceinte par des collines, où çà et là de coquettes habitations sont semées à toute hauteur au milieu des arbres. Le ruban du fleuve trace sa courbe majestueuse au centre de ce vaste tableau. Quand on s’éloigne de l’escarpement du Mont-Auburn, on entre dans un pays pastoral, traversé de molles ondulations, où Mes arbres magnifiques jetés çà et là au milieu des pâturages forment comme un parc sans limites. Les érables à sucre se mêlent à quatre espèces de chênes, aux noyers, aux frênes, aux pâles bouleaux. Quelques maisons de campagne, que j’aperçus d’une belle avenue, nommée Clifton-Avenue, me rappelèrent les plus belles résidences de l’Angleterre par la douceur veloutée des pelouses,