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par là même, et elle conserve encore virtuellement la puissance de penser ; mais la pensée actuelle, mais la pensée individuelle, la pensée enfin accompagnée de conscience et de souvenir, cette pensée qui dit moi, celle-là seule qui constitue la personne humaine et à laquelle notre égoïsme s’attache, comme étant le seul être dont l’immortalité nous intéresse, que devient-elle à ce moment terrible et mystérieux où l’âme, en rompant les liens qui l’unissent à ses organes, semble en même temps rompre avec la vie d’ici-bas, en dépouiller à la fois les joies et les misères, les amours et les haines, les erreurs et les souvenirs, en un mot perdre toute individualité ? La science, disons-le, ne connaît pas de réponse à ces doutes et à ces questions, et là sera éternellement le point d’appui de la foi, car l’homme ne veut pas mourir tout entier ; peu lui importe même que son être métaphysique subsiste, s’il ne conserve, avec l’existence, le souvenir et l’amour. Disons seulement que, si les décrets de la justice divine exigent l’immortalité personnelle de l’âme, une telle immortalité n’a rien en soi de contradictoire, quoique nous ne puissions nous faire aucune idée des conditions selon lesquelles elle serait possible. L’embryon dans le sein de la mère ne sait rien des conditions d’existence auxquelles il sera un jour appelé, et il peut croire que l’heure de la naissance est pour lui l’heure de la mort. Pour nous aussi, la mort n’est peut-être qu’une naissance, et ce que nous croyons l’extinction de la pensée n’est peut-être que la délivrance de la pensée. Si vaste que soit notre science, elle ne peut avoir la prétention d’avoir sondé l’abîme du possible et d’en avoir atteint toutes les limites. Ce qui est n’est pas la mesure de ce qui peut être. Cet appel à une vague possibilité est bien peu sans doute pour satisfaire les ardentes ambitions de notre âme ; c’est assez cependant pour qu’il ne soit pas interdit à l’homme sage, suivant la belle expression de Socrate, « de s’enchanter d’une si noble espérance. »


PAUL JANET, de l’Institut.