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terre, il détrône un moment Shakspeare : cent auteurs, Dryden, Wicherley, Shadwell, Fielding, d’autres encore, se l’approprient en le dénaturant, et s’efforcent de l’accommoder au goût anglais contemporain. Dans les contrées d’outre-Rhin, à Amsterdam, à Leipzig, à Torgau, à Nuremberg, les pièces de Molière sont jouées presque autant qu’en France ; elles forment, elles inspirent des écrivains tels que Gottsched, Krueger, Lessing, Elias Schlegel. La péninsule italienne traduit, refond ces mêmes pièces jusque dans ses patois et dans ses dialectes populaires. Goldoni, dont le théâtre comique est encore à présent le plus goûté en Italie, procède directement du poète français. Molière transforme de même la comédie espagnole et lui donne entre autres Moratin et Yriarte. En Danemark enfin, son esprit et ses œuvres enfantent Holberg.

Les rares écrivains qui ont essayé chez nous d’appeler l’attention sur Holberg n’ont pas bien vu l’étroite parenté qui le rattache à l’auteur de Tartufe. C’est le mérite et l’attrait d’un travail que M. Legrelle vient de publier sur le poète du Nord[1] de montrer clairement cette filiation intéressante. Le génie de Molière s’est greffé sans peine sur la souche de l’esprit danois. Dès l’an 1669, il y avait à Copenhague une scène sur laquelle une troupe d’acteurs français jouaient dans leur langue les pièces de Molière, et après même qu’Holberg eut écrit et fait adopter son théâtre populaire, on continua de représenter les comédies du poète étranger en danois avec celles de l’auteur national. Plus que Plaute encore, Molière fut l’initiateur et le guide d’Holberg, qui, non content d’avoir pu l’étudier à l’aise dans son pays, vint séjourner deux ans à Paris en 1715 et 1716. Le livre de M. Legrelle, très clair et très méthodique, perce à jour l’esprit et les procédés d’imitation de l’écrivain danois. Comme Molière, Holberg est le peintre de la vie bourgeoise et des intérieurs de famille. L’hypocrisie, ce vice que Molière flagelle tour à tour sur la joue de Tartufe, d’Arnolphe, de Trissotin et d’Arsinoé, est aussi celui que l’auteur danois fouette avec le plus de plaisir et d’ardeur. Il n’y a pas à s’y tromper : si Molière met en scène la classe bourgeoise élevée, tandis qu’Holberg se prend surtout à cette partie de la classe moyenne qui en Danemark confine au peuple, les personnages des deux côtés sont les mêmes, si ce n’est que la teinte du ciel danois estompe naturellement les tableaux d’Holberg, et que la couleur historique et locale marque ses pièces. Ces valets de ville étourdis et rieurs, mais honnêtes et dévoués au fond, de la comédie danoise, on les reconnaît pour les avoir vus dans Molière. Ces domestiques campagnards, à la fois balourds et madrés, naïfs et retors, espèce de boucs émissaires sur qui retombent invariablement tous les coups, on les reconnaît également : ce sont ces colons de la maison des champs que Plaute amène si souvent à la ville, ce sont les Alain, les Jeannot, les Lucas, les Lubin de Molière. Ces pères égoïstes et intéressés, mais qui demeurent néanmoins honorables et honorés, et qui ne compromettent plus, comme les pères du théâtre antique et italien, la dignité de leurs cheveux blancs dans des aventures libertines, c’est Molière qui les a rendus ainsi réhabilités à la scène moderne. Et cette épouse à l’humeur acariâtre et despotique, qui

  1. Holberg considéré comme imitateur de Molière, 1 vol. in-8. Hachette.