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borieuses ; les symptômes révélés par les poètes que je viens de citer réussiront peut-être à les convertir beaucoup mieux que n’ont fait jusqu’ici les avertissemens de la critique. C’est une inspiration honnête qui relève le vers languissant de M. Louis Ratisbonne et supplée aux poèmes incomplets de M. Achille Millien, c’est un sentiment pur et une pensée précise qui donnent de l’intérêt aux compositions trop timides de M. Lemoyne. Quant aux raffinés de la forme, aux tourmenteurs de mots, à ceux qui croiraient déshonorer leurs ciselures en y cachant une idée, je ne sais vraiment que le ridicule qui puisse les tirer de l’ombre où ils s’exaltent. On sait qu’un de leurs principes est celui-ci : « la pensée est bonne pour qui n’a pas de style. » Ce sont eux encore qui, trouvant les rimes trop pauvres, les ciselures trop simples chez l’auteur des Feuilles d’automne comme chez l’auteur des Méditations, formulent ainsi un des axiomes de leur esthétique : « Lamartine et Victor Hugo sont des poètes ; quel malheur qu’ils ne sachent point écrire en vers ! » Sur cette pente-là, on va loin ; rien de plus dangereux que ces petites églises où des esprits blasés s’exaltent les uns les autres et jettent au public affairé de grotesques anathèmes. Le public, il est vrai, ne s’en doute guère, et de là un redoublement d’indignation chez les dévots de l’art pour l’art. Voyez pourtant quelles illusions dans cet orgueil ! Malgré leur sainte horreur pour les philistins, ils sont en ce moment même sur la pente du philistinisme le plus divertissant, et ils montreront une fois de plus combien il est vrai que les extrêmes se touchent. Dès que la pensée n’est plus rien pour l’écrivain, dès que l’art de chanter, le plus divin de tous, n’est plus que le jeu de la rime et du hasard, est-il une sottise qu’on soit sûr d’éviter ? On craignait le poncif des lieux communs, on tombe dans le poncif des tours de force. Etienne Pasquier, dans ses curieux chapitres sur la poésie de son temps, nous raconte avec complaisance les tours de force du XVIe siècle : ce sont des vers qui ont un sens quand on lit de gauche à droite, et un sens tout différent quand on les lit de droite à gauche ; ce sont des sonnets qui peuvent se démonter comme des mécaniques, si bien qu’un seul en renferme trois. La langue latine paraissait se prêter plus docilement que la française à ces exercices ; nous voyons en effet que le chef-d’œuvre du genre, cité par le disciple de Ronsard, est le distique de ce magistrat qui, voulant pousser un mémorable cri de guerre contre les huguenots au moment où éclatèrent les luttes religieuses, s’imposa la loi de n’employer que des mots commençant par une même lettre et de les ranger de telle façon que le premier mot eût une syllabe, le second mot deux syllabes, le troisième mot trois syllabes, ainsi de suite jusqu’à la fin. Il aurait pu dire en prose : « Fils de l’église, nous sauverons la cause commune, le roi,