Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 58.djvu/740

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sobriété ennemie de tout faste et quelle majestueuse économie de moyens la nature savait ramener à l’unité les contrastes les plus hardis de ses créations et ranger sous quelques lois nettes et précises la variété infinie de ses œuvres. Il en est ainsi de la Tempête, et de même que trois ou quatre plantes bien choisies représentent aux yeux du botaniste expérimenté la flore d’un hémisphère entier, tout le monde shakspearien est représenté à l’imagination du lecteur de Shakspeare par les personnages de Prospero et d’Ariel, de Caliban et de Miranda. C’est la généralisation poétique la plus discrète et la plus claire qui ait jamais été exécutée.

« Quoi ! faut-il tant d’efforts pour résumer le monde ? semble avoir voulu dire le grand poète. Quelques lignes tracées avec précision en figurent les contours au complet, quelques ondes sonores en expriment toute la musique, et quant à la vie humaine, avec ses joies, ses passions, ses naufrages et ses miracles, une action dramatique qui n’aura pas une plus longue durée que celle d’un de nos rêves, et d’où nous sortirons comme on sort de cette terre, incertains si nous avons rêvé ou veillé, la résumera tout entière. Nature et matière, passion et humanité, esprit et génie même, oh ! que tout cela tient peu de place ! La vie humaine nous semble beaucoup, parce qu’elle nous abuse par son fracas et son tumulte ; mais dépouillez-la de ce bruit qui la décuple, faites le calme dans les lieux qu’elle occupe, et voyez le peu qu’elle est. Tenez, voici dans l’île de Prospero toutes les péripéties de l’existence, toutes les passions qui sont l’intérêt de l’histoire, qui créent et renversent les empires : amour, ambition, révolte, conspiration, adversité, désespoir, folie, rien n’y manque de ce qui fait le trouble et le charme de notre société, et cependant que tout cela fait peu de bruit ! Quelle tranquillité, et comme toutes ces clameurs sourdes et violentes s’éteignent vite dans ce silence si profond qu’il nous permet d’entendre le plus léger battement des ailes d’Ariel ! Le vaisseau royal a sombré au milieu des cris de désespoir ; voyez, déjà la mer a oublié et sourit. La conspiration a élevé sa voix rauque ; un bourdonnement d’abeille l’a contrainte à se taire. Un vacarme infernal s’est fait entendre, il est vrai ; or savez-vous quels en étaient les auteurs ? Un pauvre sauvage, aussi impuissant que féroce, enivré par deux matelots stupides. A eux trois, ils font plus de tapage que tous les autres acteurs du drame, et cependant ce qu’ils hurlent d’une voix si retentissante, ce ne sont que des calembours absurdes ; ils envoient des sottises traverser et déchirer les nuées, et émettent avec un fracas de tonnerre des aphorismes saugrenus, en sorte que si l’on devait juger de l’importance des personnages par le bruit qu’ils font, on risquerait de prendre ces