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une étude attentive nous fait apercevoir que ce nom de fantaisie ne sert ici qu’à désigner d’une façon nouvelle une très vieille chose, et que les caprices les plus hardis de Shakspeare par exemple n’ont pas d’autre but que de créer des personnages et des événemens allégoriques. Or qui ne sait que l’allégorie a été inventée pour donner un corps aux conceptions abstraites qui n’en pourraient trouver dans le monde concret ? Et qui ne voit tout de suite que la Tempête, comme le Songe d’une nuit d’été, n’est qu’une allégorie dramatique dont il s’agit de déterminer le véritable sens.

Cette non-existence d’élémens extérieurs d’où la Tempête aurait été tirée, en réduisant cette œuvre à être une œuvre purement subjective, crée donc en faveur de notre hypothèse, sinon une certitude absolue, au moins une probabilité très acceptable, surtout lorsqu’on rapproche cette circonstance de cet autre fait, que l’œuvre en question est à peu près contemporaine de la retraite du grand poète. Une preuve plus matérielle cependant, et qui équivaut à une quasi-évidence, c’est l’insistance particulière avec laquelle le personnage principal fait tout le temps ses adieux à son île, à sa magie, à son génie, à sa vie elle-même. On peut dire en langage familier que dès le commencement de la pièce Prospero fait ses malles pour le départ définitif. Rien n’est significatif comme le ton de ses conversations avec son Ariel, c’est-à-dire son génie, qui boude et s’impatiente en voyant que son maître retarde encore l’heure de sa liberté. « Encore ce service, et ce sera le dernier, et puis tu seras libre comme l’air des montagnes, » dit-il pour faire prendre patience à l’enfant mutin. Cette assurance, il la répète à satiété à chaque nouvelle ruse ingénieuse de son esprit. « Bien joué, mon excellent Ariel ! Pour ce service, je t’affranchirai dans deux jours. » Lorsque l’heure de la délivrance approche, il répète sa promesse avec une sorte d’insistance joyeuse, comme s’il ressentait lui-même le bonheur prochain de son serviteur, et comme s’il respirait déjà pour son compte l’air des collines où jouera désormais Ariel. Et cependant une pensée mélancolique se mêle à cette ivresse joyeuse, et le magicien se tourne avec tendresse vers les habitudes chéries du passé, les plaisirs des enchantemens scéniques auxquels il dit adieu, les voluptés de l’enfantement dramatique, l’agitation du théâtre qu’il regrettera peut-être dans sa retraite. « C’est bien là mon délicat Ariel, je te regretterai, et cependant tu auras ta liberté, oui, oui, oui. » Autre détail : Prospero semble faire plusieurs fois allusion à l’âge où il est arrivé, et insinue que cet âge est celui où il est prudent de faire retraite.

« PROSPERO. — Quel moment du jour est-il ?

« ARIEL. — Passé l’époque du milieu…