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instigations de ce dogue de Ben Jonson, grand poète et caractère antipathique, dont les relations avec Shakspeare, pour le dire à sa honte, ne furent jamais pures d’hypocrisie. C’est en vain que l’honnête Gonzalo, prenant son malheur en patience, s’extasie sur les beautés de l’île ; Antonio et Sébastien, en critiquent tout, jusqu’à la couleur du sol. « Il est couleur d’herbe brûlée, avec une pointe de vert… Tout abonde dans cette île, tout, sauf les moyens d’y vivre… L’air y souffle doucement, comme s’il avait des poumons pourris ou s’il avait pris ses parfums dans un marais. » Patience, sceptiques malveillans ! Tout à l’heure la fantasmagorie des tables fuyantes et d’Ariel transformé en harpie va dompter votre incrédulité, vous éblouir jusqu’à vous rendre fous, et vous forcer repentans à confesser la puissance de Prospero-Shakspeare.

Nous avons maintenant donné aussi complètement que possible toutes les raisons qui combattent en faveur de notre hypothèse. Si cette explication de la Tempête n’est pas vraie, nous n’en voyons qu’une seule qui soit acceptable : c’est que Shakspeare a voulu donner un corps à un sentiment que ses contemporains connurent dans toute la fraîcheur de sa nouveauté : l’enthousiasme des voyages de découverte, l’ivresse de la surprise en présence de spectacles contemplés pour la première fois, le jaillissement d’admiration et de naïf étonnement qui résulta si souvent du choc de la civilisation européenne et de la sauvagerie. En effet, il y a dans cette pièce un tel luxe de détails exotiques qu’on pourrait croire que Shakspeare s’est proposé d’y résumer toutes les particularités poétiques qu’il avait rencontrées dans ses lectures des voyageurs contemporains, ou qu’il avait recueillies de leur bouche. Ici c’est la mention des Bermudes aux incessantes tourmentes, là le phénomène météorologique du feu Saint-Elme, plus loin les chimères dont s’est épouvanté l’œil encore novice des voyageurs, les bruits surnaturels que leur oreille encore inexpérimentée a cru surprendre, les monstres dont leur imagination superstitieuse a recueilli avidement la description. Après les étonnemens du civilisé, voici ceux du sauvage résumés dans l’étrange admiration qu’inspirent à Caliban les deux matelots échappés du naufrage, — le sentiment de respect religieux de l’Indien d’Amérique en présence du blanc qu’il croit descendu du ciel, la bestiale servilité du nègre de Guinée adorant qui l’enivre, l’action rapide des pièges de la sensualité sur le sauvage ignorant. Enfin, pour que l’expression de cette ivresse soit complète, voici, après tous les étonnemens de la convoitise et de l’ignorance, l’extase de l’âme humaine désintéressée, qui laisse échapper son admiration pour tant de merveilles dans le cri si poétiquement naïf de Miranda : « Que de nobles créatures sont ici rassemblées ! Comme le