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Meyerbeer a créé Valentine, Fidès, Sélika, s’adressant pour les former à toutes les facultés de son âme et de son intelligence. Or, si Meyerbeer, pour n’être pas plus, est au moins autre chose qu’un musicien, et surtout n’est pas un musicien purement et simplement, il faut aussi que, pour personnifier certains de ses grands rôles, on soit autre chose qu’une cantatrice. Valentine et Sélika sont. Il ne suffit pas pour les représenter de les chanter, elles veulent vivre. Or la Lucca est Sélika. Écoutez cette intonation dont le charme a dès le premier moment captivé la salle, ce timbre naturel et pur qui, dans la berceuse du second acte, passant de la rêverie amoureuse au pathétique de cette admirable période en la majeur, sait unir le contour, le modelé d’un style adorable à ce que l’expression dramatique a de plus passionné. Au troisième acte, où la scène du poignard est rétablie, au quatrième, à travers les péripéties de l’épisode des fiançailles, du grand duo avec Vasco, les applaudissemens l’ont suivie, grandissant toujours à mesure qu’elle s’élevait. Quelle conviction, quel enthousiasme ! Comme elle pleure de vraies larmes dans la scène du mancenillier ; calme, fière, implacable, résignée et conservant toujours dans son air, dans son jeu, l’effarement, l’étrangeté, la sauvagerie d’un autre hémisphère ! Elle chante, et toutes ses émotions passent dans l’âme du spectateur, qui tressaille de ses joies, souffre de ses douleurs, gémit de sa plainte : il pianto mio, comme dit cette autre immortelle romance de Shakspeare mise en musique par Rossini. Le mancenillier de Sélika vaut le saule de Desdémone. A son ombre nous est apparue samedi soir la Sélika de Meyerbeer, et je regrette qu’il n’en soit pas du souffle humain comme de la lumière, car si de tels accens pouvaient fixer leurs traits sur la plaque de métal, vous auriez sous les yeux à cette heure l’image la plus ressemblante et la plus vivante de la tendre et superbe héroïne. »

Deux mots sur le ténor compléteront ces renseignemens. C’est par ses côtés forts que M. Wachtel prend le rôle de Vasco. Sa belle voix, puissante surtout et de haute portée, restitue au récit d’entrée du premier acte ce caractère de grandeur épique qu’on ne peut guère ici que soupçonner ; moins suave, moins caressant, moins enjôleur que M. Naudin dans quelques phrases réservées, il représente mieux le personnage et tient tête aux situations. J’ai beaucoup entendu M. Wachtel à Vienne, je connais le fort et le faible de son talent, et j’entrevois que lui et M. Naudin doivent se compléter l’un par l’autre. Quant à la Lucca, rien ne m’étonne dans l’enthousiasme qu’elle vient de soulever à Londres. Ce que je l’ai vue faire de la Marguerite du Faust de M. Gounod, l’intelligence, l’effort qu’elle déploie à vouloir hausser jusqu’à Goethe ce grêle type parisien, à donner couleur d’idéal à cette vignette d’album, m’avaient d’avance révélé la somme d’effet qu’on serait en droit d’attendre d’une telle artiste aux prises avec la création immédiate du génie.


F. DE LAGENEVAIS.