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avait cent fois tort et que son affaire était détestable. « Monsieur, lui dit le plaideur, si vous m’accordez un seul moment d’attention, Je vais vous convaincre qu’il n’est pas possible que j’aie tort. Voici ma terre et mon château (il en trace le dessin avec des pièces d’or et figure le château par une colonne de doubles louis). Ceci est mon parc, et voici un grand chemin (longue traînée d’or) qui conduit à un moulin (énorme pile). Là est un bras de rivière (il en fait le Pactole). Ici est la terre de mon voisin (nouveau groupe). Vous voyez clairement à cette heure combien je suis fondé dans mes titres ; si vous le permettez, monsieur, je vous laisserai ce petit plan, afin que vous y réfléchissiez plus à loisir[1]. » À ces récits, qu’enfantait la moquerie publique, ajoutez les chansons. Si Louis XVI n’avait détruit bientôt le malencontreux parlement créé en 1771, cette cour vénale eût succombé d’elle même : c’était comme une première Bastille qui ne coûta guère à enlever.

Écrivant plus tard que la comtesse de Boufflers, c’est-à-dire, après les deux premières années du règne et quand les difficultés commencent à s’accumuler, la comtesse Noailles de La Marck offre dans ses lettres à Gustave III un parfait contraste avec les pages qu’on vient de lire ; Tandis que ces pages réclamaient avec une impérieuse ardeur des libertés ou des garanties nouvelles, Mme de, La Marck nous rend un écho déjà attristé des murmures qui accueillent les réformes entreprises par le nouveau roi ; elle nous montre le désarroi de l’opinion, inquiète et ne sachant où se prendre, et celui de la cour elle-même, profondément divisée.


« Nous sommes dans l’attente de six ou sept édits de M. Turgot et d’une douzaine d’ordonnances de M. de Saint-Germain, écrit-elle au milieu de 1776 ; il faut espérer que le bon tempérament de la France supportera sans périr tant d’opérations cruelles. M. de Saint-Germain est un pourfendeur qui va d’estoc et de taille ; depuis Volland, nous n’avons rien vu de semblable… Tout va ici comme il plaît à Dieu ; le bon sens, la droite raison, le bien public et le particulier sont inconnus ; pourvu qu’on fasse des phrases, on est bon à tout… Un roi qui veut le bien, mais n’a ni la force ni les lumières pour y parvenir ; un ministre qui était léger et faible à quarante ans, et que l’âge a encore énervé, qui fait les choses les plus étranges et qui se moque de tout ; un M. de Saint-Germain qui a tout renversé et qui ôte à la noblesse toute émulation pour le seul état qu’elle peut embrasser ; M. de Vergennes, qui est bon homme, que j’aime, mais dont le caractère faible et timide ne peut résister à M. de Maurepas ; M. de Sartines, que j’aime encore, mais qui, ministre de la marine, ne connaît pas un bateau ; enfin M. de Clugny, qui se charge du plus difficile de tous les départemens sans lumières propres pour s’y conduire : voilà, sire, où nous

  1. Correspondance du ministre de Saxe à Paris, 3 janvier 1774.